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Billet de blog 9 juillet 2023

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J’en pince pour « Les crabes » de Roland Dubillard

REPRISE. Avec Denis Lavant en guest star (et sa fille), avec Maria Machado en digne héritière (et son petit-fils), Frank Hoffman met en scène l’indescriptible, irrésumable pièce, aussi structurée que déglinguée, de l’immense Roland Dubillard, « Les crabes ».

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Illustration 1
Scène de "Les crabes" © Maya Mercer

Il est des pièces qui prennent du plomb dans l’aile du temps et d’autres qui, au diable les époques, ne vieillissent jamais et même, parfois rajeunissent. C’était le cas de Les crabes, pièce trop méconnue (car rarement jouée), de Roland Dubillard, c’est sans doute moins le cas de la pièce qui l’a fait connaître Naïves hirondelles. Les crabes pincent donc encore -et comment!-, on peut le vérifier de visu. Comme toute l’œuvre ou presque ( les fameux et fabuleux Diablogues) de Dubillard la pièce Les crabes est publiée chez Gallimard, à la suite d’une autre, bien plus ancienne (puisque créée au défunt Théâtre Babylone en 1953) et qu’on aimerait voir être remise en scène Si Camille me voyait. Comme c’est l’usage, la publication précise quand, où et avec qui, la pièce Les crabes  a été créée : le 8 décembre 1970 au Théâtre de l’Epée de bois (Cartoucherie) dans une mise en scène d’André Voutsinas, des décors d’Alexandre Trauner, avec Maria Machado et Bernard Fresson (le jeune couple qui loue leur maison), Lucienne Hamon et Roland Dubillard ( le couple infernal qui escomptait passer de paisibles vacances dans la villa louée).

Par la suite, Roland Dubillard, acteur rêveur au charme fou (quelques films et téléfilms en témoignent) avait dû renoncer à jouer et même, en grande partie, à écrire, suite à une hémiplégie. Il est mort en 2011. Laissant à sa veuve, Maria Machado, le soin de continue à faire vivre l’œuvre. En publiant des inédits comme les formidables Carnets, en fondant une association des amis de Roland Dubillard et en payant de sa personne (jeu, mises en scène) pour que l’œuvre de Roland Dubillard continue à étonner de nouvelles générations.

53 ans après avoir participé à la création de la pièce Les crabes, Maria Machado remet donc ça, en changeant de rôle, passant de jeune fille à vieille femme avec, à ses côtés, dans le rôle que jouait Roland Dubillard, l’éruptif et volcanique Denis Lavant. Le jeu explosif de ce dernier est sans doute aux antipodes de l’interprétation qu’en donnait Dubillard, cependant les deux se retrouvent autour d’un verre pour trinquer à l’immense poésie scénique de cette pièce à la fois imprévisible et secrètement très structurée comme me le confirma Denis Lavant au sortir du spectacle le soir de la première avignonnaise.

Maria Machado et Denis Lavant forment le couple qui vient louer la maison « Les crabes » au bord de la mer. En arrivant, ils égarent leur chien. Dans la maison, les attendent les proprios. Un jeune couple interprété par les excellents Nele Lavant (la fille de Denis) et Samuel Mercer ( le petit fils de Maria). L’astucieuse scénographie est signée Christophe Rasche et la mise en scène efficace du luxembourgeois Frank Hoffmann.

Tout commence par une fuite d’eau. Toutes les pièces de Dubillard mettent en jeu des dérèglements, des pas de côté, du bancal. Elles marchent en crabe. L’imprévisible étant toujours au rendez-vous, Dubillard donne cette impression que la pièce avance d’elle même, qu’une phrase en entraîne une autre. Fausse impression qui est souvent la marque des grands orfèvres et des grands horlogers de l’écriture. C’est, secrètement un travail de titan, de nocturne constructeur aux intuitions échevelées.

Exemple pris au hasard de la pièce, c’est la fin de la scène six, la pièce en comptant dix. Ou comment Dubillard se plait à mêler une écriture parodique du théâtre de boulevard à celle du théâtre de l’absurde dans sa plus simple expression, le tout nimbé dans une ambiance interlope diablement dubillardienne :

« La jeune fille : Reste ici mon chéri. Téléphone si tu veux. Je vais accompagner ces messieurs-dames. Vous nous excuserez, papa et vous aussi maman. Vous permettez que je vous appelle papa, maman ? Ça nous ferait tant plaisir.

Monsieur et Madame se regardent.

Monsieur : Pouf…

Madame : Paf !

Le jeune homme : C’est qu’il va falloir traverser la salle de bain ; hi, hi ! [où la fuite d’eau est de plus en plus intense] est-ce drôle ! On s’aime bien, n’est-ce pas, tous les quatre.

La jeune fille. Et ne vous inquiétez surtout pas pour votre chien, comment s’appelle -t-il ?…

Madame : Pof…

Monsieur : Pif..

La jeune fille : Nous allons coucher avec lui, tous les deux, lui et moi, car nous avons aménagé notre chenil en tranches, de sorte qu’on peut y ranger dix cigarettes par rangée, même une gitane et un cheval en travers. Je dis n’importe quoi, ne vous inquiétez pas . Quel amour de chien ! Il n’est jamais là mais on s’attache à lui ».

A la fin de la pièce, le jeu de massacre s’achève en laissant trois cadavres. Reste un vieil homme seul, comme fou, éperdu, il croit entendre un chien. Dubillard disait que cette pièce était « un cauchemar comique », on ne saurait mieux dire.

Belle pièce, belle distribution emmenée par Denis Lavant, mis en scène efficace et impeccable. La salle, comble dès le soir de la première, est comblée.

Créé au Théâtre du Chêne noir, Avignon off, le spectacle est repris à la Scala Paris du 24 mars au 26 mai, les sam à 21h30, dim 17h30  sf les 13 et 27 avril

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