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Billet de blog 9 décembre 2015

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Jeroen Brouwers, Guy Cassiers et Dirk Roofthooft, une tierce maîtresse

Après « Orlando » pour une actrice, Guy Cassiers présente à Paris un spectacle pour un acteur, Dirk Roofthooft, d’après « Rouge décanté » roman (traduit et primé) de Jeroen Brouwers. Un durable ménage à trois.

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Illustration 1
Scène de "Rouge décanté" © Pan Sok

La recette du théâtre, c’est parfois trois fois rien. Un acteur, un metteur en scène, un texte d’auteur. Et baste. Une question de produits, comme disent les grands chefs. Il faut qu’ils soient de première qualité. En Belgique, particulièrement sur son versant flamand, il y a defameux producteurs.

Du gras au maigre

C’est le cas de Jeroen Brouwers, excellent producteur de textes aux fruits doux amers mais dont les produits passent de façon aléatoire la frontière française et se retrouvent dans le désordre à la table des libraires.

C’est le cas de Guy Cassiers, fameuxproducteur de mises en scène dont le potager, entouré de vieux chênes, est fait de racines rares, de légumes de saison oubliés ce qui ne l’empêche pas d’avoir un talent fous dès lors qu’il s’agit d’aménager une serre où cultiver cette épice à manier avec précaution qu’est la vidéo.

C’est le cas, enfin, de Dirk Roofthooft, producteur de jeu et cuisinier réputé (Guy Cassiers et Jan Fabre sont des habitués de la maison) qui semble réinventer chaque soir l’art de faire fritter les textes dans sa sauteuse, soit son corps même, lequel excelle dans l’art de marier le gras au maigre, le bide débonnaire et la tronche qui voudraitbien grimer ses angoisses,.

Venus d’Anvers et d’Amsterdam, ces deux hauts lieux de la pègre théâtrale où les trafics sont notoires, les trois lascars séjournent actuellement au théâtre de la Bastille, en bas, dans la grande salle. Mais seul l’acteur remet chaque soir le couvert.

La corne, cest le pied

Passé le « bon spectacle, n’oubliez pas d’éteindre votre portable », je suis entré dans une salle déjà bien pleine et j’ai trouvé une place au premier rang sur le côté droit, un premier rang artificiel puisque les trois rangs de devant avaient été voilés de noir, ce que l’on fait généralement pour des questions de vue.

Dans un premier temps, je n’ai pas prêté attention à ce détail, d’autant que, juste devant moi sur la scène, presque au bord du plateau,assis sur une chaise, l’acteur Dirk Roofthooft était en train, avec un instrument adéquat, de râper la corne sous son pied gauche en attendant que s’installent les derniers spectateurs, ce qui à la Bastilleprend un certain temps surtout quand la salle est archi-pleine comme c’était le cas. Je n’avais jamais vu sur une scène, ou dans la vie d’ailleurs, un homme se râper en public les dessous de pieds, attentant ainsi un tant soit peu à son corps, car en enlevant la matière morte, on met la chair à vif. Et là j’étais aux premières loges.

Entre les jambes de l’acteur, une feuille blanche posée au sol recueillait la poussière de corne, elle allait bien jouer un rôle, sûrement, mais lequel ? J’en étais là de mes songeries lorsque la lumière s’est renversée et que le spectacle a commencé. « Maman est morte, ce matin », a-t-il dit.

Des camps dinternement japonais

Non, ça, c’est la première phrase de L’Etranger de Camus. La phrase étant déjà prise, après une magnifique envolée de mots sur le vent, le narrateur du roman à la première personne adapté au théâtre (conjointement par le metteur en scène, une tierce personne et l’acteur) dit au passé simple: « Fin janvier 1981, au milieu de l’hiver, tout d’un coup, ma mère mourut. »

Le passé ici n’est pas si simple. Et il est même très lourd. Il induit tout le mouvement introspectif et rétrospectif de ce soliloque tout comme le fait à sa manière l’histoire de la corne qui nous renverra à l’enfance dans un camp du narrateur-soliloqueur tout comme les coassements émis plusieurs fois par la gorge de l’acteur.

L’acteur a depuis longtemps quitté sa chaise, il va et vient sur le grand plateau où on remarque au sol un tapis de dalles légères écartées les unes des autres, un cheminoù l’on saute, de dalle en dalle, pour ne pas tomber dans un sol boueux. C’est là la figure même de l’équilibre instable et du personnage et du spectacle. Le mouvement de sa complexité qui va aller grandissante.

Il y a d’un côté un homme qui, le jour où on lui apprend la mort de sa mère et dans les jours qui suivent dit n’avoir « rien ressenti », un homme qui, à la fin du livre, des tas d’années plus tard, à l’heure d’avoir un enfant, ne dira pas autre chose. Et, de l’autre, au fond de ce corps d’adulte avachi et meurtri, un enfant qui raconte ce que fut sa vie et celle de sa sœur, de sa grand-mère et de sa mère enfermés dans un camp d’internement créé par les Japonais pendant la guerre 39-45.

Il y a là une part de souvenirs biographiques terribles de l’auteur quiréveille un épisode délaissé par les livres d’Histoire. C’est là, dans le camp, que la haine se mêlera à l’horreur, à l’avilissement physique et que, seule l’imagination, qui se nourrit d’un livre d’enfant illustré et d’un amour éphémère, sauvera le narrateur de la folie en anesthésiant sa sensibilité.

Insoupçonnés méandres

Peu à peu, on mesure mieux le pourquoi de la dureté du personnage vis-à-vis de lui-même, le travail de sape de son angoisse. A cela qu’il montre, l’acteur offre en complément sinon un démenti du moins un océan de nuances. Par sa façon d’hésiter entre les mots, de montrer un corps vulnérable, maladroit, crispé, rentré (ah ses doigts broyant par deux fois un verre en plastique), il pétrit d’humanité son personnage, nous enfonçant plus avant dans ses insoupçonnés méandres.

Les expressions de son visage, l’assise de son corps, via des caméras, sont projetées sur un mur strié qui occupe tout le fond de la scène. Les spectateurs habituels de Cassiers ne sont pas surpris par ce jeu de caméras qui, entrant dans la danse, sont ici comme autant de caméras de surveillance du camp des « Japs ». L’acteur est autant l’esclave que le maître du plateau. Cependant, je n’ai pu que vaguement percevoir cette dimension du spectacle, placé où j’étais, un autre écran, plus petit, gardant l’espace où se trouvait la chose, des gobelets et un tourne-disque, masquait cette vue globale.  

« Que dois-je sentir ? » Ce sont les derniers motsque prononce le soliloqueur. C’est aussi une interrogation qui renvoie le spectateur à lui-même.

Le plus souvent, les spectacles de Cassiers ont besoin d’espace. Même s’il y n’a qu’un acteur ou une actrice en scène. C’était le cas d’Orlando et c’est le cas de Rouge décanté. Le spectacle est un peu à l’étroit dans grande salle de la Bastille, cependant on comprend que l’équipe du théâtre ait eu envie d’accueillir ce spectacle qui tourne depuis dix ans : c’est la première fois qu’il vient à Paris. L’acteur DirkRoofthooft doué en tout, même en langues (il interprète le spectacle en quatre langues – néerlandais, français, anglais et espagnol), le joue pour nous en français.

Théâtre de la Bastille, tous les jours sf le 13, à 20h, dim 17h, jusqu’au 18 déc.

Rouge décanté, le roman de Jeroen Brouwers est trouvable en Folio.

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