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C’est par André Marcon que la langue de Valère Novarina est vertigineusement entrée dans mes oreilles et par tous les pores de ma peau et même par les pieds. C’était en 1985, Le Monologue d’Adramelech, au Théâtre de la Bastille. La sensation d’entrer de plain-pied dans une écriture.
Un texte ami de trente ans
Un an plus tôt, j’avais gardé une impression circonspecte de la mise en scène de L’Atelier volant (un des premiers textes de Novarina) par Jean-Pierre Sarrazac. Intrigué par cette écriture qui ne ressemblait à aucune autre, j’avais lu avec un intérêt soutenu Le Babil des classes dangereuses (paru chez Christian Bourgois) et je me souviens de l’excitation qui accompagna la lecture de son premier grand texte, Le Drame de la vie, premier ouvrage à paraître chez POL qui devint, dès lors, son éditeur attitré. Et puis un jour de septembre 1986, au Théâtre des Bouffes du nord, André Marcon créa Le Discours aux animaux (une des versions pour la scène).
L’impression fut encore plus profonde. C’était un spectacle touché par l’évidence comme si la rencontre entre ce texte et cet acteur allait de soi. L’un et l’autre ne se sont plus quittés. Cela fait trente ans que cela dure. Un couple inamovible et impérial. Le Discours aux animaux est à André Marcon ce que la Winnie de Oh les beaux jours de Beckett fut à Madeleine Renaud.
Quand j’ouvre Le Discours aux animaux qui vient de reparaître chez POL en format poche, je ne peux pas lire les premiers mots (« J’ai vécu pour me venger d’être. Je recommencerai toujours le monde avec l’idée d’un ennemi derrière moi. Si on crache toutes les pensées par terre, d’où vient qu’elles tombent rien qu’en paroles ? ») et ceux qui suivront sans avoir dans l’oreille la voix d’André Marcon et pas seulement sa voix. Le texte convoque aussi le souffle de ses poumons, le balancement de ses pieds, son corps tout entier abrité dans un lourd manteau.
Un acteur terrien
Valère Novarina a écrit Le Discours aux animaux, chez lui, du côté du col du Feu au-dessus de Thonon-les-Bains, un hiver où l’afflux de neige le tint isolé quinze jours durant. Seul avec ses animaux. « Il y avait sept chèvres, des poussins, des dindons, des moutons, un porc nommé Nixon. Je poussais la porte de l’écurie et j’avais quarante-quatre yeux fixés sur moi. C’est de là qu’est venu le titre Le Discours aux animaux », a-t-il raconté à Marion Chénetier-Alev (L’Organe du langage, c’est la main, Argol).
André Marcon est venu au monde et au théâtre à Saint-Etienne. Un enfant de Jean Dasté et, comme ce père tutélaire, Marcon est un dévoreur de poèmes, un mangeur de langues. C’est un acteur terrien. Ses pieds sont solidement arrimés au sol, ce qui n’empêche pas son corps de pratiquer, de façon foudroyante, l’art de la volte-face. Il aime avancer sur un plateau en crabe, en biais, lentement, à l’affût. La parole en lui vient de loin, laissant poindre dans ses tonalités des traces du chemin parcouru, une certaine épaisseur de temps, l’accouchement d’un remugle. Sa voix, au bout de son corps, est l’amie des pierres, elle tutoie les chênes, nous apporte des odeurs de sous-bois, de fauves.
La dame du zoo et le manteau
Quand Valère Novarina lui a proposé Le Discours aux animaux, André Marcon a dit oui, un théâtre a été retenu. Et puis, Marcon a eu un mouvement de recul devant l’énormité de la tâche. Comme il l’a raconté, une fois encore, au micro de Joëlle Gayot (France Culture), après avoir dit qu’il renonçait, Marcon est allé au zoo de Vincennes. Il a observé une vieille femme qui lançait du pain aux animaux et leur parlait. Ce fut un premier déclic, une voie d’accès direct au texte de Novarina.
Trente ans après, il reprend donc Le Discours aux animaux sur la même scène du Théâtre des Bouffes du nord. Entre-temps, il l’a joué régulièrement (et dans le monde entier) comme un souffle jeté sur des braises pour qu’elles ne s’éteignent pas. Porte-t-il le même manteau ? Je n’irai pas vérifier, je veux le croire, je le crois, j’en suis sûr. Il m’a semblé aussi que la voix ne s’adresse plus directement à nous, spectateurs, mais d’abord à ce que l’acteur voit, elle nous parvient par ricochet. Il ne nous regarde pas, ni ne nous considère. Ce dont il parle, il le voit d’abord. Il décrit ces peuplements du texte, ce cimetière d’animaux, ces bruissements d’enfance...
« L’acteur sait bien que la tête marche, que toutes les pensées montent des jambes et se souviennent qu’elles viennent du corps, qu’elles ont passé par l’épreuve des passions, sont sorties des chairs pour nous prendre, nous faire mourir et mouvoir », écrit Novarina (Pour Louis de Funès, repris dans Le Théâtre des paroles). André Marcon est un acteur novarinien. Et Le Discours aux animaux, un texte définitivement écrit pour André Marcon.
Théâtre des Bouffes du nord, du mardi au samedi à 19h, jusqu’au 20 février.
Le Discours aux animaux, POL format poche, 512 p., 16,90 €.
André Marcon participera avec ce spectacle à la semaine Valère Novarina du 1er au 7 mars à la Scène nationale de Bonlieu à Annecy. L’auteur y mettra en scène son texte récent Le Vivier des noms. Pour Louis de Funès sera lu Jean-Quentin Châtelain, Le Monologue d’Adramelech joué par Leopold Verschuer. Un repas sera organisé autour de la langue de Novarina et ses peintures seront exposées.