
Agrandissement : Illustration 1

Un double rail circulaire cerne le plateau, c’est le dispositif majeur du spectacle Anna Karénine, dans la mise en scène de la catalane Carme Portaceli. Il sera là de bout en bout. Y roule parfois, disposé sur une plateforme, un canapé où deux personnages conversent Au centre de ce cercle ferroviaire viendront prendre place des chaises, des tables comme dans un salon.
Pour tout lecteur du plus célèbre roman de Léon Tolstoï avec Guerre et paix, ce décor ferroviaire évoque à la fois le début, ou presque, et la fin, ou presque, du roman
Anna Karénine commence par ces deux phrases reprises en exergue du spectacle : « Toutes les familles heureuses se ressemblent. Chaque famille malheureuse, au contraire, l’est à sa façon » Nous voici chez les Oblonski. Stefan dit Stiva est volage, il a une aventure avec la gouvernante de ses enfants. Sa femme Daria dite Dolly songe à le quitter. Stiva retrouve un camarade d’étude, Lévine qui vit habituellement à la campagne, il est venu à Saint Petersbourg ayant en tête la volonté d’épouser Killy, la petite sœur de Dolly, il en fait part à son ami devant un plat d’huîtres auquel il ne touche pas. Plus tard, la conversation porte sur un certain Vronskï, « l’un des meilleurs spécimens de la jeunesse doré de Saint Petersbourg » qui, lui aussi, semble quelque peu amoureux de Kitty laquelle apprécie sa présence.
Au chapitre XVII de cette première partie (le roman en compte huit), on se retrouve à la gare de Saint Petersbourg. Vronskï est là pour accueillir sa mère et Oblonski est là pour accueillir sa sœur Anna, on apprendra que les deux femmes ont fait, par hasard, le voyage ensemble. Le train arrive. Vronskï monte dans le wagon pour aller chercher sa mère et croise le regard d’Anna. Tout commence dans ce regard réciproque. « Tout son être semblait déborder malgré elle, dans l’éclat de son regard et dans la joie de son sourire. Elle s’efforça d’atténuer le feu de son regard mais il continua de briller à son insu, au fond du sourire imperceptible. » écrit Tolstoï.
Les bagages sont sortis du wagon, c’est alors qu’un drame se produit : un homme sur l’une des voies vient de se faire écraser par un train qui arrivait. Dans la voiture de son frère Anna a les lèvres qui tremblent. Son frère lui demande ce qu’elle a . « C’est un mauvais présage » dit-elle. Son frère se moque d’elle. « Tu connais Vronskï depuis longtemps ? » demande alors Anna. « Oui.Tu sais , nous espérons qu’il épousera Kitty. ».Et Tolstoï , à l’affût, note : »Ah ! fit doucement Anna ». Le plus beau, le plus déchirant « ah » de la littérature russe.mais comment mettre ça en scène sur une scène de théâtre ? Avec raison, Carme Portaceli y renonce, son dispositif scénique ferroviaire est comme amputé d’un de ses membres, il semble comme un remord.
Ainsi donc commence l’histoire d’amour entre Anna et Vronskï. Plus de neuf cents page plus loin cette histoire, après bien des aléas, vicissitudes, soubresauts, trahisons et déceptions, touche à sa fin. Après une dernière trahison, Anna se tient dans une gare, près d’une voie. Seule. Le chef de gare lui demande si elle part. Elle s’éloigne jusqu’au bout du quai. Un train de marchandises arrive. Le quai tremble. Alors, Anna se souvient de cet homme écrasé la première fois où elle vit Vronskï à la gare de Saint Petersbourg « Elle comprit ce qu’elle devait faire » écrit Tolstoï. Elle descend les marches menant sur la voie. « Elle jeta son sac rouge, enfonça sa tête dans ses épaules et s’élança sous la roue ». Carla Portaceli et son équipe traduisent ce moment extrême en le décalant avec brio mais loin, forcément, de la précision des phrases de Tolstoï pour décrire cet instant Le roman continuera encore, comme une retombée après l’ivresse, dans une huitième et dernière partie avec le couple marié que forment Lévine et Kitty, celle qui dans sa jeunesse n’avait d’yeux que pour Vronskï.
Le roman a, plusieurs fois, été adapté au théâtre à commencer par Stanislavski. Il l’a été plus encore au cinéma, Greta Garbo a joué deux fois le rôle-titre dans deux films très différents, Sophie Marceau dans le rôle d’Anna (adaptation médiocre de Bernard Rose) figure sur la couverture de la traductionen un volume non signée parue en livre de poche avec une longue préface d’André Maurois.. Ce dernier se demande ce que Tolstoï devait à Balzac et à Flaubert qu’il avait lu en français.
On comprend que Carme Portaceli ait souhaité faire un diptyque, ou du moins mettre en regard deux destins de femme qui, trop malheureuses, déçues, meurtries par la vie, décident d’en précipiter la fin. « Il est évident que Tolstoï a lu Flaubert car Anna répète les mêmes mots qu’Emma Bovary lorsqu’elle décide de ne plus se laisser marcher sur les pieds : tout est mensonge, tout es tromperie, tout est faux, tout est mal » juge Carme Portaceli. Son Anna Karénine (avec la magnifique Ariadna Gil dans le rôle-titre) est un spectacle plus brillant que son Bovary. Il n’empêche. Ceux qui ont lu et relu Flaubert et Tolstoï n’y trouveront pas leur compte, en revanche ceux qui découvrent ces deux immenses auteurs à travers ces spectacles, auront, espérons-le, très envie de les lire.
Anna Karénine, dernière aujourd’hui à 18h au Théâtre de Nanterre-Amandiers, en catalan surtitré. Le spectacle créé au théâtre national de Catalogne en novembre dernier poursuivra sa tournée à Porto les 15 et 16 mai, Bruxelles (KVS) les 23 et 24 mai, les 29 et 30 mai à Amsterdam puis le 6 juin à Cluj (Roumanie) eet le 8 juin à Miskolc (Hongrie).