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Billet de blog 10 juillet 2015

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Avignon : le spectacle « Les Idiots » du Russe Serebrennikov peut en cacher un autre

C’est avec « Les Idiots » que le metteur en scène Kirill Serebrennikov avait ouvert sa première saison au Théâtre Gogol à Moscou à la rentrée 2012. Entretemps, la Crimée a été annexée par la Russie. Entretemps, Poutine et l’église orthodoxe russe ont exacerbé la fibre nationaliste et fortifié la verticalité du pouvoir. Entretemps, la vie de Kirill Serebrennikov n’a pas été de tout repos.

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Illustration 1
© christophe Raynaud de Lage

C’est avec Les Idiots que le metteur en scène Kirill Serebrennikov avait ouvert sa première saison au Théâtre Gogol à Moscou à la rentrée 2012. C’est ce spectacle qui vient à Avignon, trois ans plus tard. Entretemps, la Crimée a été annexée par la Russie. Entretemps, Poutine et l’église orthodoxe russe ont exacerbé la fibre nationaliste et fortifié la verticalité du pouvoir. Entretemps, la vie de Kirill Serebrennikov n’a pas été de tout repos.

 Gogol le théâtre Gogol ?

Je pensais à cela en empruntant la rue des Lices où se donne le spectacle dans la cour d’un lycée. Le mistral soufflait, nombre d’affiches du Off, collées ou pas sur des cartons, n’avaient pas résisté à leur précaire accrochage. Le sol en était jonché. Comme après une manifestation. Je me suis souvenu des querelles médiatiques, et plus que cela, entraînées par la réouverture du Théâtre Gogol après les travaux et fort de ses nouvelles orientations. On accusait Serebrennikov de tous les maux, de vouloir détruire l’âme du théâtre russe. Les vieux acteurs de la troupe  permanente, essoufflée depuis des lustres, avait écrit des lettres terribles, accusant le nouveau directeur d’être un pédophile, un homosexuel. L’avait-on déjà accusé d’être vendu à l’étranger ? Possible. Depuis, des lois contre les homosexuels ont été votées par la Douma (le parlement russe), toutes les organisations russes travaillant avec l’étranger et en recevant de l’argent (les ONG, mais pas seulement) doivent désormais se déclarer comme entreprises étrangères, traduisez : espions à la solde de l’Occident.

En faisant la queue pour entrer dans la salle, je me suis aussi souvenu de ma visite au Théâtre Gogol, au printemps 2013. Ce jour-là, Serebrennikov avait fait faux-bond, mais le théâtre était ouvert. Un hall accueillant, large, clair, coloré, un café tout suite là devant, ici et là dans le hall des silhouettes avec miroir rehaussées de néons : celles des grands maîtres du théâtre russe comme Anton Tchekhov ou Anatoli Vassiliev mais aussi du théâtre mondial comme Peter Brook ou Giorgio Strehler, ce que je n’avais jamais vu dans un théâtre russe. D’ailleurs, tout l’axe de Serebrennikov tourne autour de la notion d’ouverture, en particulier d’une ouverture aux metteurs en scène étrangers. C’est le cas, pour la France, de David Bobée qui a signé plusieurs spectacles avec la troupe permanente du Gogol (dont Les Métamorphoses d’Ovide, spectacle venu à Chaillot). Le corps principal de la troupe a été constitué par les anciens élèves de Serebrennikov lorsqu’il était professeur à l’école du Théâtre d’art de Moscou, en partie la promotion sortante 2012, et ce sont eux qui s’apprêtent dans les coulisses que nous longeons pour gagner les gradins. Bref, un théâtre du renouveau installé dans un vieux théâtre complètement rénové, tout un symbole me disais-je en cherchant mon rang.    

En prenant place et en regardant le plateau, je reconnais un décor familier aux Russes : celui d’un tribunal avec sa cage aux fauves, tout prisonnier y est enfermé, d’autant qu’il est souvent présumé coupable. Ce décor est devenu familier au monde entier après quelques procès retentissants comme celui de Mikhaïl Khodorkovski, un oligarque qui a eu la mauvaise idée de vouloir discuter le pouvoir absolu du tsar Poutine et qui l’a payé d’une dizaine d’années de prison à régime sévère ou, plus récemment les Pussy Riot, emprisonnées elles aussi.

Les innocents coupables

L’homme qui est dans la cage est forcément coupable. Il le sait, alors il vocifère, insulte, rue dans les brancards. Un fou ? Un idiot ? Un danger public ? Un dissident ? Tout cela à la fois. C’est l’enjeu du spectacle de Serebrennikov qui s’inspire librement du film de Lars von Trier, Les Idiots. Seulement, on n’est pas dans une démocratie nordique, mais au cœur de la Russie nostalgique de l’empire russe qui n’a pas oublié qu’elle fut soviétique. Les juges, mais pas seulement eux, beaucoup de gens en gardent encore les réflexes, les modes de pensée. Les idiots, qu’ils le soient ou jouent à jouer, font tache.

Comme la plupart des spectacles de Serebrennikov, la confusion (bouts d’intrigues multiples) et la profusion (accessoires, costumes, bidules) règnent. Quand on vient de voir juste avant le sobre Andreas de Jonathan Châtel, c’est d’autant plus frappant. De chaque côté de la scène, un moniteur diffuse des captations en direct de pages Facebook et autres trucs. Possible. Mais c’est illisible, même au premier rang. La seule chose que l’on  comprend clairement, c’est le drapeau russe. Beaucoup de techniques pour pas grand-chose. Serebrennikov aime les gadgets. Mais son spectacle en avançant dans tous les sens, vaut mieux que cela.

Essayons d’y voir clair. Nous sommes dans une sorte de ressac de la société russe, disons un établissement ouvert, ou un immeuble privé mais dirigé, où vivent des idiots, des prétendus idiots (on se souvient que l’Union soviétique a décervelé dans des hôpitaux psychiatriques bon nombre de ses cerveaux parmi les plus intelligents parce qu’ils prétendaient à une conscience autonome). Y vivent aussi des gens qui sont là pour venir en aide à ces déclassés. Des femmes, forcément des femmes, des mères, des babouchkas, des filles (souvent des veuves, les hommes meurent à la guerre ou en prison en Russie) en mal d’hommes, vieux thème de la littérature russe. Il y a aussi une sorte de directeur de l’établissement qui essaie de jouer les tampons et finira tamponné. Et puis il y a l’extérieur. La famille, parfois richissime des idiots, les gens de justice qui entendent juger leurs débordements, et encore ceux qui veulent les utiliser, acheter leurs services pour les manipuler.

Ce triple spectre sert à Serebrennikov et à ses jeunes acteurs qui ont largement travaillé à partir d’improvisations, à balancer pas mal de choses sur la société russe. Et comme le pays s’est un peu plus enfoncé dans ses maux depuis la création du spectacle, le spectacle redouble d’impact dès lors qu’arrivent sur le tapis des conversations, des actions et des sujets comme le sexe, les films pornos, l’homosexualité, la religion orthodoxe et autres croyances. Les mots, les gestes peuvent tuer en Russie. L’un des idiots y laissera la vie. Mais c’est un acteur, il se relèvera. Le théâtre a tous les droits, nous dit Kirill Serebrennikov.

Si son spectacle a beaucoup de résonances en Russie, en Avignon il apparaît comme un spectacle assez brouillon, manquant de muscles saillants, de colonne vertébrale. Comme si, dans le voyage entre Moscou et Avignon sous la canicule, il avait vu ses couleurs perdre de leur éclat.

Festival d’Avignon, Les Idiots, Cour du lycée Saint Joseph, 22h, jusqu’au 11 juillet.

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