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L’Art et le Pouvoir ? Vieux couple. Deux monstres inséparables et cependant sans cesse au bord de la rupture. Ça divorce un jour, ça se remet à la colle le lendemain, ça se chamaille, se méfie de l’autre, se jalousent, décident de faire chambre à part ce qui ne les empêche pas d’engrosser l’autre par dépit, désœuvrement ou intérêt. Rarement, ces deux-là partagent des nuits de jouissance sans entrave. Cela va de la commande impérative au rejet méprisant. Les étreintes sont souvent fallacieuses, les baisers pleins de salive amère. L’Art et le Pouvoir s’adorent et se détestent, ils ne peuvent pas se passer l’un de l’autre. Le Pouvoir de son vivant tient la dragée haute, rares sont les artistes – même parmi les plus grands – qui ne soient pas près à quelques compromissions auprès de lui, car l’Artiste plus que les honneurs grappillés de son vivant escompte sur la postérité pour que l’on honore l’œuvre en taisant le reste.
Des artistes en cabale
Cette vieille histoire a suscité bien des œuvres picturales, littéraires, musicales, théâtrales avant que le cinéma et autres viennent ajouter du sel au ragoût.
Tour à tour, l’homme de théâtre français Molière, l’écrivain russo-soviétique Mikhaïl Boulgakov et le metteur en scène allemand Frank Castorf ont eu une vie d’artiste de théâtre marquée par leurs relations au pouvoir : roi de France pour le premier, maître du Kremlin à la tête d’un Etat totalitaire pour le second et pour le troisième, une Allemagne bientôt réunifiée pour le meilleur et pour le pire. L’Allemand Castorf signe donc Die Kabale der Scheinheiligen - Das Leben des Herrn de Molière à partir de deux livres du Russe Boulgakov qu’il entremêle : un roman biographique Le Roman de Monsieur de Molière et une pièce La Cabale des dévots (ou des hypocrites). Boulgakov écrit ces ouvrages au début des années 1930, à une époque où le régime stalinien se durcit de plus en plus. Les démêlés de Molière sous Louis XIV avec le pouvoir et les puissants à propos de Tartuffe ou d’une commande de pièce à grand spectacle à écrire au plus vite, ne sont pas sans rapports avec la situation de Boulgakov face au régime stalinien et à Staline lui-même.
La première pièce de Boulgakov, Les Jours de Tourbine, une adaptation libre de son récit La Garde blanche est charcutée par la censure, éreintée par la critique bolchevique et mal vue par le Kremlin. En 1929, l’Union des écrivains de théâtre lui signifie l’interdiction de ses quatre premières pièces. Et il en ira de même pour ses récits, comme l’extraordinaire Cœur de chien écrit au milieu des années 20 et dont le manuscrit avait été mis sous clef dans les archives de la GPU ne paraîtra qu’en 1987 à l’heure de la perestroïka. Cette année-là verra déferler à Moscou les gens de théâtre du monde entier invités à un premier festival de théâtre où l’on découvre Anatoli Vassiliev et Lev Dodine. Deux ans plus tard, en 1989, Le Roman de Monsieur de Molière de Boulgakov paraît enfin à Moscou.
Molière miroir de Boulgakov miroir de Castorf
Castorf lisant Boulgakov racontant Molière, poursuit la chaîne en y inscrivant sa propre situation, celle d’un maître de la scène européenne récemment viré du théâtre qu’il dirigeait – ce spectacle est aussi comme un magistral pied de nez au pouvoir berlinois. Boulgakov se reconnaît dans Molière. Comme Molière écrit les dédicaces de ses pièces au roi, Boulgakov aux abois enverra plusieurs lettres à Staline lui réclamant un emploi dans un théâtre, n’importe lequel, puisque ses pièces sont interdites. Comme Molière, Boulgakov a une vie sentimentale tumultueuse, et cela apparaît en filigrane dans leurs œuvres. Le Russe écrit plusieurs scènes entre le roi Louis XIV et Molière et on ne peut pas les lire sans penser à ce coup de fil que Staline passa à un Boulgakov médusé et tremblant, le lendemain même du suicide de Maïakovski. Castorf met en scène magistralement ces scènes entre Molière (impressionnant Alexandre Sheer) et le roi Louis XIV (Georg Friedrich) tout en faisant entrer en scène Boulgakov lui-même (Sophie Rois). Il va plus loin encore en associant à Molière et Boulgakov des échos proches : une lettre de Vsevolod Meyerhold, liquidé lui aussi par Staline, expliquant les tortures infligées à son corps ; un script de Rainer Cerner Fassbinder ; ou un poème de son ami Heiner Müller.
Autant d’aventures et de parcours qui croisent ceux de Frank Castorf. Ce fils de l’Allemagne de l’est (né en 1951) était, depuis 1992, à la tête de la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz (théâtre situé dans l’ex-Berlin-est). Il a fait de ce théâtre une scène majeure, aux activités multiples, signant des spectacles toujours passionnés et passionnants, joliment heurtés et séquencés, beaucoup moins lisses (et donc plus inquiétants) que celui d’un Thomas Ostermeier, l’actuel directeur de la Schaubühne de Berlin (ex-ouest). A la tête de son grand théâtre, loin de s’assagir, Castorf restait un rebelle et il en avait les moyens. Un anarchiste qui aime l’ouvrir et ne déteste pas déplaire. Comme celui de Molière, son théâtre est en prise directe avec le monde dans lequel il vit.
Louis XIV vapotant
Au fil des années, Castorf et son équipe sont devenus des maîtres non seulement de l’usage de la vidéo (filmant en direct des acteurs sur le plateau) mais de son intégration dans son écriture scénique en densifiant sa pluralité. Ainsi peut-il travailler dans les petits détails telle cette bague à tête de mort portée par le roi de France ou Molière fumant clope sur clope tout en vapotant à tout va. Ces courts-circuits entre les époques ne sont pas des gadgets (même si Castorf aime propulser sur le plateau un goût du gag et du clin d’œil cher au sale gosse qui veille en lui), c’est la raison même du théâtre chez Castorf que d’éclairer les époques entre elles, de donner le tournis à la chronologie. Castorf dialogue avec Meyerhold, Boulgakov ou Molière (ailleurs avec Dostoïevski et bien d’autres) comme il dialogue avec ses acteurs.
On le comprend, c’est un spectacle aussi complexe et riche que long (près de six heures) et qui demande aux spectateurs non germanistes un effort que ceux qui ne quittent pas le spectacle en cours de route ne regretteront pas.

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Occupant à lui tout seul le vaste Parc des expositions situé en dehors d’Avignon, Castorf peut déployer avec aisance les trois éléments de la scénographie (Aleksandar Denic) : un chariot et deux tentes, soit une déclinaison du théâtre ambulant. Ces trois éléments ne cesseront de bouger tout au long de la soirée. Le chariot déplie sa scène et sur le côté porte un bébé chariot comme les gros bateaux un canot de sauvetage. On pense bien sûr à l’lllustre Théâtre de Molière promenant sa troupe de Pézenas à Rouen avant de toucher Paris. On pense aussi à tous ces théâtres ambulants qui, de Perpignan à Saint-Pétersbourg, circulaient en Europe jusqu’à leur fermeture ; ici peu à peu interdits (le pouvoir soviétique n’aimait pas le nomadisme), là étranglés par le développement conjoint de la télévision et de la décentralisation dramatique.
Aux trois éléments mobiles répondent plusieurs très grandes toiles peintes, Castorf aime les métiers du théâtre, tous les métiers. Et comme Boulgakov, il jubile en lisant Molière ce qui nous vaut au passage quelques scènes de L’Avare ou du Bourgeois gentilhomme qui nous arrivent par le truchement de la vidéo le plus souvent et qui sont d’une belle drôlerie. Comme des attractions entre deux moments où le Théâtre et le Pouvoir passent à des choses plus sérieuses. Castorf compose son spectacle comme un peintre : par touches successives près de la toile puis prenant du recul pour l’équilibre des masses. Fascinant de voir ces petites silhouettes marcher en grappe dans la pénombre du vaste Parc des expositions et en même temps faisant jaillir en gros plans sur un grand écran vidéo la scène filmée.
Balibar & Barbin
Il y aurait encore beaucoup à dire, tant ce spectacle est d’une exceptionnelle richesse. Contentons-nous de citer les deux acteurs français qui, ces dernières années, ont accompagné Castorf dans son aventure berlinoise.
D’une part, Jean-Damien Barbin à qui Castorf a confié le rôle du baron d’Orsini dit le Borgne. Il n’est pas borgne dans le spectacle, mais double. Outre son personnage aux yeux assassins d’intermédiaire, il est aussi comme le porte-parole du metteur en scène sur le plateau et, vers la fin du spectacle, il médite sur le théâtre, le métier d’acteur. Arrêter de jouer ? Qui sait ? Le verbe « jouer » est très ambigu. On ne sait trop si Barbin parle en son nom, s’il est ensorcelé porte-parole de Castorf ou bien représentant non syndiqué de tout acteur vieillissant. C’est le propre des grands acteurs que d’ouvrir le sens.
Et d’autre part, Jeanne Balibar, parfaite germaniste (elle parle la langue allemande avec jubilation), dans le rôle de Madeleine Béjart, première épouse de Molière et mère d’Armande qui épousera Molière. Armande est-elle la fille de Molière ? Boulgakov traite cette question mais doute que la réponse soit affirmative, Castorf laisse planer une incertitude. Pour cette actrice admirablement vêtue d’un string sublime d’élégance, Castorf bouleverse la chronologie de Molière et offre à Balibar, en guise de final, le spectacle de sa mort, l’agonie prolifique d’une femme qui n’en finit pas de mourir, qui ne veut pas mourir, qui ne veut pas quitter le théâtre comme Frank Castorf ne voulait pas quitter la Volksbühne.
Parc des expositions d’Avignon, jusqu’au 13 juillet, 17h.