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Billet de blog 10 août 2022

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Céline, le trésor retrouvé - La piste Morandat (5/9)

Dans ses lettres, Céline accuse Yvon Morandat d’avoir « volé » ses manuscrits. Morandat ne les a pas volés, mais préservés. Contacté à son retour en France par ce grand résistant, le collaborateur et antisémite Céline ne donne pas suite. Cela écornerait sa position victimaire. Alors Morandat met tous les documents dans une malle, laquelle, des dizaines d’années plus tard, me sera confiée.

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Illustration 1
Extrait de « Londres ». © dr

Fils d’ouvriers agricoles de l’Ain, devenu permanent syndical, Yvon Morandat fait son service militaire dans les chasseurs alpins. Résistant dans l’âme, il rejoint le général de Gaulle à Londres début juin 1940 après avoir combattu à Narvik (Norvège). Il sera plusieurs fois parachuté en France et sera chargé de rallier à de Gaulle les syndicats de la zone libre. Le 25 juin 1944, lors de la libération de Paris, avec sa future femme Claire, elle aussi résistante, il prend possession de l’hôtel de Matignon. Dans le film Paris brûle-t-il ?, de René Clément, cet épisode sera interprété par Jean-Paul Belmondo et Marie Versini. Il est Compagnon de la Libération.

Socialiste, puis gaulliste de gauche, Yvon Morandat deviendra président des Charbonnages de France, membre du Conseil économique et social. Dans le dernier gouvernement Pompidou, en 1968, il est secrétaire d’État, auprès du ministre des affaires sociales, chargé de l’Emploi. Il meurt quatre ans plus tard, à 58ans. Un square à Paris porte son nom et celui de son épouse Claire décédée en 1985.

C’est lui qui, avec sa compagne, occupera l’appartement réquisitionné (par la Résistance) que Céline louait précédemment rue Girardon, laissé vacant après son départ précipité en juin 1944. Morandat y restera jusqu’en 1946.

Dans son exil danois, Céline ne va pas tarder à soupçonner Morandat d’avoir tout détruit. « Mon occupant rue Girardon m’a foutu à la poubelle la suite manuscrite de Guignol’s et encore trois autres romans en train ! C’est un dénommé Morandat ami de De Gaulle. Il écrit dans La Seine! L’organe des noyés ? Il me hait ce Morandat paraît-il » (lettre à Henri Poulain, le 4septembre 1947), reprenant les termes d’une autre lettre envoyée précédemment à son ami Milton Hindus le 29 août 1947. Céline en rajoutera quelques louches dans ses romans, ainsi dans Féerie pour une autre fois (Gallimard, 1952): « Ils ont volé ce qu’ils pouvaient fracasser, tout ce qui était trop lourd !... / Ils ont brûlé les manuscrits… aux poubelles aussi Guignol’s, Krogold, Casse-pipe. »

Lorsque Céline rentre en France après son exil en Allemagne et au Danemark, Morandat lui dit avoir déposé son mobilier dans un garde-meuble et qu’il pourra tout récupérer à condition de payer la facture. Il lui propose également de lui restituer, sans contrepartie aucune, des documents de sa main laissés rue Girardon, Céline rejette cette proposition, parle de « pelures », de «brouillons ». L’idée que des résistants – Céline ignore ce mot, lui préférant celui d’« Épurateurs » - aient gardé ses manuscrits sans songer à les mettre à la poubelle ou à les vendre ne cadre pas avec la position victimaire et les engagements de l’écrivain.

Céline refuse de payer la facture du garde-meuble. « Bien sûr je ne fais, je n’écris rien, je ne paye rien. Qu’ils vendent donc tout ce qui reste du pillage ! Pensez que j’en ai fait mon deuil de tout ceci ! Effractions, pillages, subis, mais non consentis (embarbouillés de mensonges !). Ces meubles, ces manuscrits étaient chez moi en 44 (juin) garantie du propriétaire – le logement lui-même a été “échangé” par Morandat sans aucun droit ! J’ai perdu, j’ai été volé d’environ 10 millions (valeur à ce jour !) rue Girardon ! Ces voleurs veulent “régulariser” en me faisant payer 36 739 frs ! l’astuce est lourde […]» (lettre à son avocat Tixier-Vignancour, le 30 novembre 1953, citée par François Gibault dans sa biographie).

Céline ne se départira jamais de cette position victimaire qui lui sied. Il a été pillé, un point c’est tout.

Les meubles seront vendus par la direction du garde-meuble pour solde de tout compte. Loin de les brûler, ces documents dont Céline ne veut pas, Yvon Morandat les conserve, respect de la chose écrite. Les manuscrits et les papiers de la rue Girardon n’ont pas été « volés » comme le serine Me Gibault, mais préservés, en un mot : sauvés.

Comme nous le décrit Caroline, l’une des deux filles de Claire et Yvon Morandat, les documents sont entassés dans une malle, et lorsque les Morandat quittent la rue Girardon pour une nouvelle adresse à Neuilly, la malle suit avec l’ensemble des affaires de la famille. Elle est remisée dans le coin d’une cave et on l’oublie. Les années passent. Morandat meurt en 1972. D’autres années passent encore. Un jour en avril 1982, à la recherche d’un berceau d’enfant dans la cave, la malle refait surface. Caroline Lanciano-Morandat, qui habite l’appartement avec sa famille, la retrouve dans la cave. Sa sœur Véronique résidant alors en Afrique n’en est pas avertie.

C’est là qu’intervient une personne qui va jouer un rôle décisif, Gilles Karpman. Un ami de longue date (ils se sont connus à la fac) de ma compagne Véronique Soulé, ex-journaliste de Libération elle aussi. Gilles est un ami de Caroline et de son époux Georges.

Je lui laisse la parole:

« Admis au concours de l’inspection du travail, j’ai rejoint l’Institut national du travail en février 1981. Parmi les élèves avec lesquels j’ai sympathisé, on comptait Georges Lanciano.

» Georges était un peu plus âgé que moi. Il avait fait des études de sociologie, débuté me semble-t-il une thèse, mais la conjugaison d’une envie de se frotter au concret et de la nécessité de contribuer avec son épouse Caroline à nourrir une famille comportant déjà deux enfants, l’amena à choisir ce nouveau métier. Il semblait ne rien prendre très au sérieux, ce qui nous rapprochait assez souvent. À mieux le connaître, ce détachement comme sa jovialité laissaient entrevoir une forme de lassitude et de tristesse. Tous deux Parisiens, alors que notre école se situait à Lyon, nous fîmes plusieurs trajets Paris-Lyon dans sa Renault, version break, format obligatoire pour ce papa de deux jeunes enfants. Après l’école, je fus nommée à Beauvais et lui dans les Hauts-de-Seine.

» J’habitais toujours Paris et nous conservâmes nos habitudes de camarades de promotion, devenus amis. J’allais régulièrement dîner chez Georges et Caroline, dans leur grand appartement de Neuilly. J’appris donc à connaître Caroline, à l’époque membre de la direction des affaires budgétaires et financières au CNRS. J’appris aussi assez vite que Caroline était la fille de Claire et Yvon Morandat.

» C’est là que l’histoire commence.

» Un jour d’avril 1980, Georges m’invite chez lui pour discuter d’un problème qui les inquiète, Caroline et lui. Le couple a découvert qu’une malle remisée dans la cave familiale contenait des documents et manuscrits de Louis-Ferdinand Céline. Ce qu’ils pensaient être dans le garde-meuble était dans leur cave. Il semblerait qu’elle se soit promenée entre plusieurs déménagements, dont les locaux du garde-meuble où était rassemblé l’ensemble des affaires de Céline, sans que les parents de Caroline en soient conscients. Claire Morandat, qui devait décéder quatre ans plus tard, est affolée par cette découverte et une possible mise en cause de son mari et d’elle-même.

» Dans ma naïveté, je ne comprenais pas pourquoi ça semblait leur peser tant ! Mais ils m’exposèrent en quoi la situation leur semblait inextricable. Depuis quarante ans, cette caisse contenant des manuscrits de Céline se trouvait dans la famille sans que celle-ci ne le sache vraiment. L’existence de ces écrits était connue des spécialistes. Céline en a parlé lui-même dans différentes lettres et plusieurs fois désigné Yvon Morandat comme celui qui les aurait “volés”.

» Pour mes amis, faire ressurgir au grand jour le contenu de cette caisse risquait de jeter l’opprobre sur la mémoire d’Yvon Morandat ! Avait-il réellement gardé les précieux manuscrits de l’infâme génie comme ce dernier le prétendait ? Avait-il ignoré leur importance ? Les avait-il oubliés ?

» Impossible aussi pour mes amis de rendre les documents à qui de droit, c’est-à-dire à Lucette, veuve de Louis-Ferdinand. Après le décès de Céline, Lucette Destouches avait déployé beaucoup d’efforts pour tenter de gommer l’ignominie antisémite de son époux. Restituer la caisse à la veuve de l’écrivain serait s’exposer, d’une part, à voir des documents gênants pour Céline disparaître ou être interdits de publication. D’autre part, c’était voir Yvon Morandat mis en cause dans son intégrité par certains individus dont l’intérêt pour Céline ne se limitait pas à l’œuvre de l’écrivain, mais pouvait s’étendre à ses affinités politiques. »

Ces interrogations ont tourné dans la tête des trois amis, Caroline, Georges et Gilles. Jusqu’à ce que ce dernier propose un jour d’en parler à Jean-Pierre Thibaudat « un ami très proche », dit Gilles qui poursuit:

« Critique littéraire reconnu, auteur, journaliste, véritable homme de lettres, quand je l’ai rencontré, j’ai vite senti qu’il était digne de confiance et bienveillant. Bref, il était l’homme de la situation. Je propose donc à mes amis Caroline et Georges de rencontrer Jean-Pierre pour savoir ce qu’il pense de cette “affaire”. Je téléphone à Jean-Pierre qui me reçoit à dîner avec sa compagne Véronique. Tous deux m’écoutent avec attention, je vois un intérêt s’éveiller dans le regard de Jean-Pierre, mais j’ai l’impression que ce n’est pas exactement pour les raisons que j’attendais. Contrairement à moi, il connaît l’histoire des manuscrits disparus. Ce que je lis dans son regard à ce moment n’est pas l’exaltation qu’une telle découverte doit provoquer. Je crois qu’il va accepter de rencontrer mes amis en étant persuadé que moi ou eux ou les trois sommes en pleine mythomanie.

» Par amitié, il me dit “d’accord, tu vas leur téléphoner et on ira les voir”. Sans doute croyait-il à des errements de ma part. Un rendez-vous chez Georges et Caroline fut convenu et j’emmenai donc Jean-Pierre à Neuilly.

» Je garderai toujours en mémoire la scène suivante. Nous entrons, salutations d’usage, mais très vite nous nous trouvons à quatre assis autour d’une caisse emplie de papiers. Le regard de Jean-Pierre change car lui sait ce que sont ces feuillets jaunis rassemblés par des pinces à linge en bois… Gilles n’est pas devenu victime de deux mythomanes, il est bien dans le salon de Mme Lanciano-Morandat devant une caisse pleine de feuillets, certains attachés par des pinces à linge ! Les pinces à linge, ça parle à tous ceux qui se sont intéressés à Céline. Nous allons de découverte en découverte, il y a des échanges de courriers ordinaires, des versions inédites, des œuvres supposées perdues ! Je tiens à témoigner avoir eu en main un échange de lettres entre Yvon Morandat et Louis-Ferdinand Destouches par lequel le premier faisait savoir au second qu’il détenait des objets lui appartenant et lui demandait de lui faire savoir comment il pouvait lui faire parvenir. Pas de “cher Monsieur” ni de “cordialement” évidemment. La réponse de Louis-Ferdinand fut célinesque à défaut d’être célinienne : « Vous n’êtes qu’un sale prout prout gazeux Gaulliste etc. » (de mémoire, je suis certain du ton et du “prout prout gazeux” qui ne s’invente pas). Ne serait-ce que cet échange, il rend nulles les accusations de vol proférées par l’auteur de Voyage au bout de la nuit… Yvon Morandat a voulu rendre ses biens à Céline qui a vertement décliné. Mais ceci ne suffisait pas à rassurer mes amis. »

Je n’ai jamais retrouvé cet échange de lettres dont parle Gilles. Par la suite, je suis revenu voir Caroline et Georges plusieurs fois avec ou sans Gilles. Avec l’accord et l’approbation tacites de Claire Morandat, on s’est mis d’accord sur les principes suivants:

« Personne ne doit gagner de l’argent sur cette affaire,

le secret doit être gardé afin que nul ne puisse remonter à Yvon Morandat,

il ne faut pas remettre la caisse à la veuve de l’écrivain, Lucette Destouches, de son vivant par crainte qu’elle ne fasse disparaître certains documents ou empêche des travaux de recherche à partir des manuscrits et documents contenus dans la caisse. »

Sur ces bases, je fus désigné comme dépositaire de «la caisse» qui me fut remise. Je ne me suis en aucun cas approprié les manuscrits qui n’ont pas été volés par Yvon Morandat, lequel a tenté, dans un premier temps et sans succès, de les restituer puis, dans un second temps, les a «oubliés» avant de mourir relativement jeune.

Nous étions donc cinq dans le secret : Caroline et Georges, Gilles, Véronique Soulé et moi. Il fut bien gardé. Même après la mort de Claire Morandat, personne n’a songé à rompre ce pacte non écrit qui durera longtemps, de fait jusqu’à aujourd’hui.

Quelques mois après la révélation du trésor dans Le Monde et dans mon blog Balagan abrité par Mediapart, au cœur de l’été 2021, souhaitant mettre un point final à cette incroyable histoire en la racontant jusqu’à son terme, je demandai à voir Caroline.

La rencontre se fit au Cadran, un café-restaurant en face de la gare de Lyon. Caroline descendait d’un train venu du sud de la France où elle passe sa retraite avec Georges. Gilles Karpman était là. Je demandai à Caroline si, après toutes ces années et la flopée d’articles sur le trésor où l’affabulation est allée bon train, il n’était pas temps d’en finir avec notre secret, de dire le cheminement de ces manuscrits et, par là même, d’honorer la mémoire de son père, Yvon Morandat, non pas voleur, mais sauveur, non pas « Épurateur », mais résistant de la première heure. Elle accepta. Je crus entendre dans son oui un certain soulagement, d’autant qu’un faisceau de journalistes se rapprochait de la vérité.

Yvon Morandat n’a rien « pillé ». Au contraire, il a tout préservé, il a fait œuvre de clairvoyance et de civisme. L’histoire littéraire lui en sera reconnaissante. Pour l’Histoire, c’est déjà fait. Il est Compagnon de la Libération et un collège porte son nom. Ce n’est pas le cas de Céline, l’antisémite et le collaborateur, même si son œuvre littéraire est considérable, même si les manuscrits des textes retrouvés ne font qu’enrichir son œuvre, et, au passage, enrichir ses ayants droit.

Ce trésor, dont j’avais souhaité auprès des ayants droit qu’il soit versé dans un fonds public pour être mis à la disposition de tous, chercheurs, étudiants, lecteurs, est retourné à l’invisibilité dans un coffre de banque.

Les ayants droit ont fait publier Guerre chez Gallimard. D’autres manuscrits (Londres, La Volonté du roi Krogold, Casse-pipe) suivront débouchant sur une refonte de certains volumes de la Pléiade consacrés à l’écrivain.

C’est aussi que le temps presse pour les ayants droit et leurs royalties. L’œuvre de Céline tombera dans le domaine public en 2031.

L’exposition qui s’est tenue dans le hall des éditions Gallimard, en marge de l’édition de Guerre, était constituée d’un choix d’éléments provenant du trésor. On pouvait voir, en sus, la Médaille militaire de Céline, sans préciser le fait que, par décision de justice, l’écrivain n’avait plus le droit de la porter. En revanche, dans l’exposition ne figurait pas l’accablant dossier juif du trésor nourrissant un peu plus, si besoin était, l’antisémitisme de Céline.

En ayant la main sur ce trésor, en ne le divulguant qu’en partie, en ne le versant que très partiellement à un fonds public (la BNF) pour cause de dation, les ayants droit entendent maîtriser en la polissant l’image complexe du grand écrivain collabo et antisémite. Des textes inédits vont être publiés, la Pléiade refondue, mais que deviendra le reste du trésor, non moins passionnant?

Les ayants droit n’en disent rien. Il est plus que probable que le trésor qui constitue un ensemble unique sera dispersé, dépiauté ou gardé dans les coffres des ayants droit. Quel gâchis!

Je fus donc le premier lecteur de ce trésor, le premier à décrypter cette folle écriture et ses repentirs dans le secret de mes nuits, effectuant un voyage insensé au bout de ces nuits. Les ayants droit n’ont pas voulu considérer mon travail de décryptage, c’est peut-être mieux ainsi. C’est encore plus beau. Ce que j’ai vécu, ce tutoiement premier avec l’écriture manuscrite de Céline, ça n’a pas de prix.

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