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Billet de blog 11 mars 2015

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Philippe Tiry avait fait du théâtre son auberge, fermée pour cause de décès

Philippe Tiry, bonhomme à l’apaisante et souriante mini moustache (la même que Charlot), était un homme bon. Le grand public ne le connaissait guère (il n’était pas du genre à jouer des coudes de la notoriété), mais nombre d’artistes et tous ceux qui ont travaillé à ses côtés pleurent sa disparition.

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L’âge venu, il avait pris sa retraite discrètement. Mais avant de le laisser partir, ses amis avaient organisé en juin 2005,  une méga-fête à la Cartoucherie de Vincennes. Le ministre de la Culture en poste à l’époque (Renaud Donnedieu de Vabres) s’était fendu d’un discours sortant des poncifs habituels. Il cita Saint-John Perse, dont Tiry aimait particulièrement ces mots de La Gloire des rois : « je t’attendrai chaque saison au plus haut flux de mer, interrogeant sur tes projets les gens de mer et de rivière ». Tiry poussait les gens à devenir meilleur. On le savait malade depuis quelques années, il est parti sur la pointe des pieds.

Sous l’aide de Malraux puis de Michel Guy

Quel chemin ! Dans les années 50, il parcourait les routes de France avec la compagnie Jacques Fabbri dont il était l’administrateur et l’organisateur des tournées. Dans les longs voyages en autocar, un des acteurs égayait les autres par ses sketches improvisés : Raymond Devos était en train de naître. En 1963, André Malraux qui avait repéré le bonhomme le nomma avec la compagnie à la tête du Centre dramatique d’Aix en Provence. Deux années plus tard, il lui confiait les clefs de la toute nouvelle Maison de la Culture d’Amiens qu’il vint inaugurer, prononçant là l’un de ses mémorables discours. Malraux avait demandé un coin où se retirer pour préparer son discours, Tiry lui offrit son bureau. Quelques heures plus tard, revenant dans son bureau, Tiry vit dans sa corbeille quelques papiers froissés : des brouillons de Malraux. Il les garda. C’est du moins ce qu’on raconte. Je ne sais pas si cette histoire est vraie mais elle me touche. A travers ces deux aventures, Philippe Tiry écrivit quelques grandes pages de l’histoire de la décentralisation dramatique.

Quand Michel Guy occupa les bureaux du ministère de la Culture rue de Valois, il le nomma à la tête de l’ONDA (Office national de diffusion artistique), office d’aide pour faire tourner et durer les spectacles, que Tiry, en bon connaisseur du terrain,  appelait de ses vœux. Il devait y rester vingt ans, jusqu’à sa retraite.  L’une de ses premières tâches fut l’installation d’une grande table de bois  dans ses locaux. C’était le  lieu premier de l’ONDA, une table stratégique du théâtre hexagonal. Le midi, les gens de passages s’y  attablait avec l’équipe  de l’ONDA autour de saucissons, de pâtés, de fromages et de petits vins je-ne-vous-dit-que-ça  que Tiry et les autres  ramenaient de leurs voyages. L’ONDA  était une auberge dont il était l’âme, le père aubergiste.

De Polverigi à Sofia

Quelques scènes me reviennent.

L’ONDA vient  à peine d’être créée par un homme de droite, cela donne des boutons aux gens de gauche. Dans les locaux de l’ATAC (une organisation de la profession aujourd’hui disparue), Tiry provoque une réunion pour percer l’abcès. Des metteurs en scènes ruent dans les brancards, crient à  instrumentalisation, à la mainmise. A la tribune, Tiry, que l’on traite quasi de vendu, esquisse un demi-sourire dont il avait le secret. L’orage passé, il prend la parole et en substance demande calmement : pourquoi, vous qui me traitez d’homme au service du pouvoir, avez-vous, ce matin même pour certains d’entre vous, demandé un rendez-vous avec moi ? N’est-ce pas pour que nous travaillions ensemble ? Il ne cita aucun nom mais un ange passa.

Une autre scène se passe en  juillet 1981 à Polverigi en Italie, petit village où chaque été se déroulait un festival. Là, dans une salle de classe de l’école, sept ou huit individus se réunissent et fondent  sur un coin de table l’IETM (Informal european theater meeting) qui allait grossir d’année en année. Philippe Tiry est parmi les huit et joue les organisateurs. Comme il fallait s’y attendre, on alla fêter ça au village voisin d’Aggugliano, y dégustant le poulet à l’ail du restaurant (il n’y en avait pas à Polverigi) que l’on savait retrouver chaque été.

La troisième scène se passe quelques années plus tard à Sofia quand les pays de l’ex bloc de l’Est s’ouvrent et deviennent indépendants. Tiry est à la tête d’un petit groupe de sept ou huit personnes, directeurs de lieux. Curieux de l’Est, je fais partie du voyage. On ne savait rien du théâtre bulgare, on le découvre. Dans une sous-pente du prétentieux Palais des Congrès, deux des huit voient les spectacles soufflants du théâtre Sfumato. Tiry ne les a pas vus, mais il sait écouter, sentir. Le dernier soir, avant le retour, il réunit le groupe pour une de ces discussions informelles dont il avait le secret autour d’une bouteille de whisky. Le cadre est celui saturé de grisaille soviétique de l’hôtel Sofia. Le whisky fait son œuvre de diversion. « Alors qu’est-ce qu’on fait ? », demande Tiry qui sent les directeurs de lieux un peu  hésitants. Faire venir une troupe de Sofia jouer en langue bulgare, cela ne va pas de soi. C’est là que le directeur de l’ONDA joue un rôle décisif : Tiry  assure qu’il « mettra au pot », autrement dit qu’il aidera financièrement ceux qui choisiront de faire venir des spectacles. Certains toussotent, un ou deux disent banco. C’est ainsi que le Théâtre Sfumato vint pour la première fois à Paris.

Il y aurait mille et une histoires de ce genre à raconter. Adieu Philippe.    

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