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Quel beau et juste début que d’ouvrir cette boite aux souvenirs du Festival d’Avignon (une vieille personne qui fête cet été ses 78 ans, attention : fragile), par l’un de ses spectacles les plus mythiques, Einstein on the Beach créé (en 1976 ?) au théâtre municipal alors dans son vieux jus. La musique de Philip Glass, la chorégraphie de Lucinda Child, la patte de Bob Wilson, tout nous revient ad minima comme un souvenir pianoté, déjà lointain. Deux élèves-actrices côté cour, et au jardin un groupe évoluant en diagonale (avec cette fois un maître de chœur) et les mots égrenés en anglais « One two... one five... eight two ». Bon choix. Car c’est sans doute le spectacle qui fédère le mieux les souvenirs du public présent : ceux qui étaient dans la salle, ceux qui disent y avoir été, ceux qui ont vu le spectacle en vidéo, ceux qui l’ont découvert lors de la reprise des années plus tard, ceux qui ont oublié les images et ne se souviennent que de la musique ou l’inverse. Un spectacle comme lesté d’éternité.
Après cette séquence quasi hors temps, retour à la chronologie : les débuts. Y avait-il une centenaire dans la salle pour avoir vu dans la Cour d’honneur du Palais des papes, le premier Cid avec Jean-Pierre Jorris puis le second, ô combien mythique, avec Gérard Philipe ? Personne ne s’est manifesté. Certes, il reste des enregistrements sonores (ah, cet album aux deux trente-trois tours qui s’ouvrait par le milieu), des DVD, des films, mais il reste surtout les photos, devenues elles aussi mythiques, d’Agnès Varda. Et ce sont elles, ces photos (Gérard Philipe en contre-plongée dans son habit du Cid, ou coiffé de sa couronne dans Le Prince de Hombourg, etc.) que restituent dans des compositions enjouées les élèves de l’école de Lausanne trop heureux de venir jouer au Festival d’Avignon dans un de ces saints lieux. Des noms (certains un peu oubliés) sont égrenés en cascade, des souvenirs flash (Casarès au regard passé au noir d’Espagne), des souvenirs anonymes de spectateurs ou cette actrice (non nommée) qui ne savait pas son texte et à laquelle Jean Vilar dira : « Vous étiez très mauvaise hier. »
Les oiseaux, gardiens des deux arbres du Cloître, sont contents, ils pépient à n’en plus finir, ils en ont des souvenirs à raconter, ils jacasseront longtemps. Fanny de Chaillé s’attarde longtemps sur ces années mythiques et ne résiste pas au plaisir de demander à une jeune actrice de raviver le souvenir de Maria Casarès dans Lady Macbeth (« Va-t-en tâche ! »). Les élèves reprennent aussi les propos de spectateurs de l’époque disant le bazar dans la ville, longtemps avant l’invention du off par André Benedetto.
Les années passent et voici Maurice Béjart qui fait entrer la danse au Festival. Et voici (1967) La Chinoise de JL Godard, film projeté dans la Cour d’honneur. Deux élèves reprennent le dialogue dans le train entre Francis Jeanson et Anne Wiazemski (« il faut fermer les universités », dit-elle, Jeanson, porteur de valises pour le FLN, temporise). Et voici le festival 1968 avec le Living théâtre de Julian Beck et Judith Malina. Longue séance où les actrices et les acteurs se déshabillent, s’étreignent et s’entremêlent comme dans le spectacle des Américains qui voulaient entraîner le public dans les rues d’Avignon. Le mot interdit fait son introduction dans le festival. Insulté, Vilar est doublement blessé car les autorités expulsent la troupe (ce que ne souhaitait pas Vilar). Les insultes ne sont pas dans le spectacle de Fanny de Chaillé, et c’est tant mieux, en revanche, fait moins connu, on mentionne ce qu’écrit Vilar à Julian Beck avant son départ : « Quand vous aurez passé la frontière, envoyez-moi un télégramme ».
Les souvenirs arrivent par grappes hétéroclites : le mime Marceau dans la Cour d’honneur, un crêpage de chignons au Masque et la Plume (avec la sempiternelle musique du générique), Vitez parlant de Vassiliev, etc. Et puis viendra le moment où, foin des souvenirs, les élèves décident de parler d’eux, de la Suisse, des metteurs en scène suisses, ils égrènent « Marthaler, Milo Rau... », ils en cherchent d’autres, n’en trouve pas.
Est-ce avant ou après qu’il fut question du festival... qui n’aura pas lieu. Annulé pour cause de lutte des intermittents du spectacle dont le statut est remis en cause par un gouvernement de droite. Avec ce clivage entre festival In en grève et beaucoup de troupe du off qui veulent jouer. La profession est divisée.
On égrène les noms des successeurs de Vilar comme une liste de passagers. Quand arrive celui de l’actuel directeur, on entend : « Tiago, on l’appelle par son prénom parce qu’il n’est pas Français. » Filles et garçons de l’école et Fanny de Chaillé le constatent : dans cette liste, rien que des hommes, sauf une fois une direction partagée entre un homme et une femme. C’est une actrice qui sera largement honorée dans ce spectacle librement mémoriel : Isabelle Huppert dans Médée, l’histoire d’une femme qui, à la fin, tue ses enfants... Le Festival d’Avignon est lui, increvable. Rendez-vous en 2047 pour son centenaire.
Cloître des Célestins, à 21h et à 23h59, jusqu’au 12 juillet.