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Billet de blog 11 août 2022

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Céline Le trésor retrouvé - Pas tout à fait « Guerre » (6/9)

Premier des inédits à paraître chez Gallimard, l’édition de « Guerre », texte présenté comme une œuvre à part entière, ne va pas de soi.

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Illustration 1
Première page séquence dix de « Guerre ». © dr

Dans une lettre à Eugène Dabit, le 14 juillet 1934, Louis-Ferdinand Céline écrit : « À propos je vais faire paraître un premier livre dans un an c’est décidé : Enfance-La Guerre-Londres. Autrement dit j’en ai pour dix ans. » Deux jours plus tard, il reprend le même énoncé de ce qui apparaît comme une future trilogie.

« On ne peut que faire le rapprochement avec la séquence que forment Mort à crédit (sous la forme du récit d’enfance que nous connaissons), Casse-pipe et Guignol’s Band », note justement mais prudemment Henri Godard dans la notice accompagnant Mort à crédit dans la Pléiade. La prudence s’impose car Casse-pipe ne parle nullement de la guerre mais de ce qui la précède : la préparation militaire. C’est également le cas des nombreux chapitres retrouvés et qui seront un jour publiés donnant une tout autre ampleur à Casse-pipe.

On s’en souvient, la guerre de 14 est évoquée au début de Voyage au bout de la nuit. On y croise Kersuzon, l’un des personnages récurrents de Casse-pipe, proche du narrateur. Ferdinand évoque brièvement Kersuzon, son compagnon de chambrée puis d’armes, « tué en sortant d’un village », « un village qu’on avait pris pour un autre ».

Puis on voit Ferdinand se dirigeant nuitamment vers le village de « Noirceur-sur-la Lys ». Ortolan, son capitaine, lui a confié une « mission délicate » : « Se rendre au trot avant le jour à Noirceur-sur-la-Lys », « pour s’assurer dans la place même, de la présence de l’ennemi ». Il croise un soldat, Robinson, rescapé d’un régiment, puis Ferdinand cogne à une porte, c’est celle du maire de Noirceur qui attend les Allemands. Les deux compères poursuivent leur route, croisent un mort puis se séparent. « On est retournés chacun dans la guerre. Et puis il s’est passé des choses, et encore des choses, qu’il est pas facile de raconter à présent, à cause de ceux d’aujourd’hui qui ne les comprendraient déjà plus. » C’est la fin de la séquence (Pléiade p. 47). Quelles sont ces « choses » ?

À la séquence suivante, saut dans le temps. Ferdinand évoque en une phrase la décoration militaire qu’on lui a attribuée pour acte de bravoure, « la blessure et tout », la médaille qu’on lui apporte à l’hôpital. En une phrase. Une seule. Quelle ellipse ! Ce sont ces « choses » dont parle le texte publié sous le titre Guerre.

Un ensemble, un regroupement de séquences et non un texte à part entière comme l’affirment Me Gibault dans sa préface et Pascal Fouché dans son analyse, ce dernier après avoir décrypté le tout.

Tout commence par un chapitre numéroté 10. Nous sommes sur le champ de bataille, non loin d’Ypres. Un obus a éclaté, Ferdinand se réveille, il est le seul survivant. Kersuzon, celui dont il était le plus proche gît à ses cotés dans l’eau, bras coupés, d’autres soldats croisés dans Casse-pipe gisent morts, explosés, démembrés tout comme leurs chevaux.

Ferdinand a été blessé au bras et ses oreilles n’en finissent pas de bourdonner. Céline se plaindra de bourdonnements jusqu’à la fin de sa vie. Dans son délire, Ferdinand parle du roi Krogold, référence à la légende gaélique La Volonté du roi Krogold qui traverse plusieurs textes de Céline dont Mort à crédit. La publication de cette légende également retrouvée est annoncée pour 2023.

« J’ai attrapé la guerre dans la tête », dit Ferdinand (écrit Céline). Dans son errance, il croise des soldats anglais qui le conduisent à un hôpital. Tout ce « premier » chapitre unique semble être écrit par un Ferdinand narrateur, entre mémoire et délire, sur son lit d’hôpital. Dernière phrase : « Ces choses se passèrent à l’hôpital de la Parfaite Miséricorde le 22 janvier 1915 à Noirceur-sur-la Lys vers quatre heures de l’après-midi. »

Pascal Fouché, l’éditeur de ce texte chez Gallimard en mai 2022, a retiré cette phrase du texte, considérant que sa place n’est pas logique dans la chronologie. Curieux raisonnement. Nous ne sommes pas dans un discours logique mais dans un délire. Et cette phrase a toute sa place dans ce texte chaotique. Céline a bien été blessé près d’Ypres mais à une autre date, le 27 octobre 1914 à Poelkapelle, et transféré à l’hôpital d’Hazebrouck avant de recevoir la médaille militaire le 25 novembre et de revenir à Paris à l’hôpital du Val-de-Grâce (je renvoie à la biographie de François Gibault en trois volumes parue au Mercure de France et à celle de Henri Godard chez Gallimard).

Laissons de côté le serpent de mer sans fin du comparatif entre la vie et l’œuvre et revenons à Guerre.

Noirceur sur-la-Lys, bourgade déjà mentionnée dans Voyage, est un nom imaginaire (la Lys ne l’est pas), et dans les cinq chapitres qui suivent apparaît le nom du village où se trouve l’hôpital : Peurdu-sur-la-Lys. Dans Guignol’s Band, revenant ici et là sur cette période, Céline rétablit le nom véritable de la localité où se trouve l’hôpital : Hazebrouck.

Ces cinq chapitres sont numérotés 1,2, 2’, 3, 4. Ferdinand raconte sa convalescence dans cet hôpital proche du front, ses relations particulières avec une infirmière, Madame Lespinasse (ou L’espinasse). L’infirmière qui a soigné Céline s’appelait Alice David, ils semblent avoir eu une liaison aux dires des biographes. De là à penser qu’un enfant est né de cette liaison, il n’y a qu’un pas vite franchi par certains chroniqueurs. C’est là une hypothèse que rien ne vient étayer même si le personnage de Madame Lespinasse semble avoir un âge similaire à celui d’Alice David : la quarantaine. Et qu’il donne à l’infirmière le prénom d’Aline proche de celui d’Alice.

Comme toujours, Céline transfigure la réalité jusqu’à la réinventer. Lespinasse apparaît comme un personnage à facettes, à la fois bourgeoise catholique, attentionnée et perverse. Elle aime les blessés, elle en pince pour Ferdinand, le suce sur son lit de malade, le ménage, le protège. Elle en pince plus encore pour les mourants. Ferdinand, un jour, la surprend à sucer un « bicot » qui vient de mourir. C’est la seule fois où Ferdinand, qui l’épie, l’appelle par son prénom : Aline. Un autre jour, c’est elle qui annonce à Ferdinand qu’il est cité pour une médaille.

À l’hôpital, Ferdinand sympathise avec un certain Bébert qui devient Cascade au fil des pages. Lui a été blessé au pied. Ils deviennent inséparables. Cascade est un souteneur, il fait venir sa femme Angèle, qui délaisse le tapin parisien pour celui lucratif des militaires, particulièrement celui des officiers anglais. Précisons-le : ce Cascade-là n’est pas celui de Guignols’s Band I. Ce Cascade-là finira fusillé. Angèle sait qu’il s’est volontairement blessé au pied pour échapper au front, leur relation se dégrade, elle le dénonce.

Dans Guignol’s Band I, on retrouve cette histoire mais les noms ont changé. Ferdinand raconte au Chinois comment un certain Raoul Farcy a été fusillé et explique que ce dernier lui avait dit d’aller à Londres voir son oncle Cascade. Dans Guignol’s Band II, c’est à la demande de Cascade que Ferdinand évoque Raoul qui, deux jours avant d’être fusillé, lui avait parlé de son oncle Cascade habitant à Londres. Dans Guerre, c’est le fusillé qui s’appelle Cascade. Dans Londres, l’oncle porte un autre nom, Cantaloup. Délices des méandres et des métamorphoses de la fiction.

Revenons à Guerre. Cascade fusillé, Ferdinand reste seul avec Angèle et se rapproche d’elle. Devient un peu son souteneur et son garde du corps. Ce qui nous vaut des scènes cocasses dignes du théâtre de boulevard : Angèle demande à Ferdinand de jouer le rôle de son mari et de faire irruption dans la chambre au moment où elle baise avec un Anglais, de faire le mari effarouché pour mieux abuser le client. Ferdinand ne se montre pas à la hauteur. Les scènes cocasses se succèdent. Un Major anglais, Purcell, client d’Angèle, en devient amoureux, veut l’emmener en Angleterre vivre avec elle. Angèle est d’accord mais veut aussi que Ferdinand les rejoigne. Pour ce faire, Ferdinand demande à Lespinasse l’obtention d’un sauf-conduit lui permettant d’effectuer sa convalescence à Londres. « Mais vous n’y pensez pas, Ferdinand », réplique Lespinasse.

Alors, comme ce dernier l’a menacée de dénoncer ses pratiques perverses (« que vous bouffez les morts »), elle s’exécute. Céline, lui, sera d’abord transféré à l’hôpital du Val-de-Grâce à Paris avant d’aller à Londres en poste au consulat de France.

Dans Guignol’s Band I (Pléiade p. 180), Ferdinand raconte : « Une chance entre mille de me trouver comme ça à Londres... Je raconterai comment... Une veine insolente !... Une gâterie !... Un retournement du sort !... Quelle renversée... Cascade je peux le dire, quelle aubaine !… Tout ça par le petit Raoul !... Pauvre mec alors celui-là ! Une malchance !... Je raconterai aussi... » Il a raconté. La preuve.

Quelle émotion d’avoir tutoyé ces lignes manuscrites de Céline, d’avoir fiévreusement décrypté ces pages où le sublime côtoie le sordide. Ces écrits, dont même les plus férus « céliniens » ne se doutaient pas de l’existence, sont souvent magnifiques. Des séquences comme le repas avec ses parents chez le patron de la Coccinelle (ce qui nous renvoie à Voyage) avec Angèle et Cascade, cette journée où Cascade, pressentant que son arrestation est proche et que ses jours de vie sont donc comptés, propose à Ferdinand d’aller à la pêche ; cet autre jour où, séparément, l’un et l’autre vont repérer le lieu où l’on fusille les soldats condamnés à mort (désertion, mutilation volontaire, etc.), la dernière nuit de Cascade à l’hôpital avant son arrestation, le café l’Hyperbole, la serveuse prénommée Destinée qui partage une chambre avec Angèle, le délire de Ferdinand se réveillant sur le champ de bataille dans le premier chapitre retrouvé, autant de pages haletantes, souvent bouleversantes.

Pour moi, leur accidentel premier lecteur, elles le furent forcément plus encore, réveillant ces lignes manuscrites d’un long sommeil en les couchant sur mon ordinateur. Les héritiers ont dédaigné considérer mon décryptage, qu’importe. À eux le flacon, à moi l’ivresse.

Il est juste que parmi les manuscrits inédits du trésor retrouvé, Guerre, dont on ignorait l’existence, ait ouvert en mai 2022 le ballet de la publication des inédits. Mais c’est une publication tronquée. « Pas tout à fait », les trois premiers mots du premier chapitre ont été biffés (et renvoyés en note) pour donner l’illusion d’une œuvre à part entière, non sans arrière-pensée commerciale, peut-on penser.

La première page de cette première séquence du manuscrit porte en haut à gauche le numéro 10 entouré d’un rond. C’est probablement le numéro d’un chapitre. Céline numérote ses pages en haut à droite et habituellement le numéro du chapitre (ou séquence) en haut de la première page au milieu. Manquent donc 9 chapitres. Dans ce seul chapitre 10 il est question de Noirceur-sur-la-Lys (nom imaginaire d’un village que l’on trouve dans Voyage au bout de la nuit).

Pascal Fouché a cru bon d’éliminer la fin du chapitre en l’arrêtant à la fin de la page 38 du manuscrit par « Ce n’est pas d’une histoire comme ça que nous autres on a besoin... » (ajoutant au passage des points de suspension qui ne sont pas dans le manuscrit). Il ôte la page 39 qui suit en précisant en note : « Le manuscrit comporte un dernier feuillet qui n’est manifestement pas à sa place puisqu’on dit à Ferdinand qu’il sera opéré le lendemain, ce qui n’interviendra que dans la deuxième séquence. » C’est doublement absurde. D’une part, la page 39 est bien la suite de la précédente et l’écriture tout autant. D’autre part, Céline, comme souvent, n’est pas rationnel et toute cette séquence est d’une écriture souvent hallucinée où la logique n’a pas sa place.

Enfin, il y autre chose qui n’a pas été souligné (pour d’évidentes raisons commerciales). Cette séquence 10 semble être la fin d’un récit autour de Noiceur-sur-la-Lys et du front auquel manquent les neuf premiers chapitres. C’est artificiellement qu’il apparaît comme premier chapitre d’un ensemble baptisé Guerre tel qu’il est présenté dans l’édition.

Les cinq chapitres qui suivent formant l’ensemble Peurdu-sur-la-Lys qui se termine par le départ pour Londres. Il sont eux numérotés 1, 2, 2’, 3, 4, au centre de la première page (à l’exception du 2’). Additionner 10 + 1, 2, 2’, 3, 4 et décréter que c’est là une œuvre complète est un peu fort de café.

Guerre n’est pas un texte à part entière mais le résultat d’une fabrication éditoriale.

Quel statut pour ces textes ? Et à quand remonte leur écriture ? Là-dessus, les spécialistes sont loin de partager les propositions de Fouché et Gibault et aimeraient bien pouvoir consulter le manuscrit.

Enfin, comme d’autres textes manuscrits de Céline, le déchiffrage de ses feuillets n’est pas toujours aisé. Ici et là on bute, on doute. D’où les termes « mot ill. » et autres « quelques mots ill. » qui apparaissent, çà et là, dans Guerre. Pascal Fouché a déchiffré certains mots sur lesquels j’avais buté. L’inverse est aussi vrai. Pour une prochaine édition, il serait bon de restituer les phrases suivantes :

– Page 28 de l’édition Gallimard. Ferdinand se réveille sur le champ de bataille, sonné, entouré de cadavres. Sur l’un d’eux il trouve deux bouteilles de bordeaux. Fouché transcrit : « Du volé bien sûr, du bordeaux d’officier. Après je me suis dirigé vers l’orient d’où on était venu. » Ma transcription diffère : « Du volé bien sûr. Le bordeaux s’apprécie. Après je me suis dirigé vers l’endroit d’où on était venu. »

– Page 71. Ferdinand décrit Peurdu-sur-la-Lys : la grande place, le marché, la foule. Fouché transcrit : « Tout ça tournait à la tremblotte (deux mots illisibles) comme dans un cirque. »

Je transcris : « Tout ça tournait, la tremblotte aux cannes, comme dans un cirque. »

– Page 113. Chez monsieur et madame Harnache, en présence de ses parents et d’Angèle, Cascade chante. Fouché : « T’en veux un autre de couplet ! Je te (les) donnerai (quelques mots illisibles). Tous pour que la merde remonte, t’étouffe» Ma transcription : « T’en veux un autre de couplet ! Je te (les) donnerai tous... fumier de roulure. Tous pour que la merde remonte, t’étouffe. »

– Page 145. Ferdinand dans la rue attend le signal pour monter chez Angèle. Bruits des convois. Fouché : « ... deux mille trois cents essieux qui hurlent après la graisse, à cet écho de grèle dont toute la rue se bourre tant qu’il n’est pas passé. » Phrase difficile lisible, qui est la suivante : « Si une automobile vient il traverse ! Tout le boucan s’éteint sauf un cheval qui hennit. »

Par deux fois Céline a mentionné une trilogie Enfance-Guerre-Londres. L’a-t-il écrite ? Ou bien Guerre et Londres sont-ils des « tentatives précoces » comme le pensent, avec d’autres, les Italiens Giuila Mela et Pierluigi Pellini ? Une consultation des manuscrits permettrait d’aller plus avant, de procéder à des analyses scientifiques, et, in fine, de dater les manuscrits (avant Voyage, après ?).

Mais aujourd’hui, ces manuscrits, aucun chercheur ne peut les consulter.

À quand un dépôt de ce manuscrit dans un fonds d’archives ?

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