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Depuis bientôt dix ans, Stanislas Nordey souhaitait mettre en scène la parole de Léonora Miano, née au Cameroun il y a moins d’un demi-siècle, vivant au Togo, ayant vécu longtemps en France, parlant et écrivant en français, une œuvre (romans, récits de paroles, théâtre) souvent couronnée. Nordey avait lu Écrits pour la parole paru à l’Arche en 2012 dans la collection « Scène ouverte », un texte dédié « aux cris inaudibles », « aux paroles proscrites ». A l’époque, Miano souhaitait que ses textes soient portés à la scène par des personnes ayant la peau noire. Eva Doumbia signa ainsi Afropéennes d'après Écrits pour la Parole et Blues pour Élise et remit le couvert. Quelques années plus tard, en 2018, quand Wajdi Mouawad voulut faire entendre la voix de Léonora Miano sur la scène du Théâtre de la Colline avec sa pièce Red in blue trilogie (publiée à l’Arche), il lui demanda qui elle souhaitait pour la mise en scène, Léonora Miano répondit Satoshi Miyagi. Le metteur en scène japonais monta la première partie de la trilogie (lire ici). Trois ans plus tard le moment est donc venu de la rencontre avec Nordey autour de Ce qu’il faut dire, texte publié à l’Arche en 2019 dans la collection « Des écrits pour la parole ».
Trois flots de paroles s’y succèdent :
-La question blanche. Extrait :« Moi Je n’ai pas eu le choix/ Les déshérités n’ont d’autre solution que de faire de la récupération/ Ausculter la Terre Plonger les mains dans la poussière Ramasser les débris/ Redonner vie/ Assembler Colmater ; Imaginer, Mélanger Transformer Recréer».
-Le fond des choses. Extrait : « C’est dans ses abysses que palpite la mémoire Et elle a son utilité Pour savoir qui on est Savoir qui sont les autres Comprendre de quelle manière on est liés aux autres que les autres habitent Non seulement avec nous/ Mais en nous ».
-A fin des fins. D’abord une voix d’homme, Maka, s’adressant à une « sister » : « le cri dont je te parle, celui qu’il aurait fallu faire entendre, c’est le vagissement des trépassés en ce monde revenu, le cri de notre renaissance, cette glorieuse clameur. Nous debout. / Cependant nous rampons, et à l’hilarité du monde, nous n’avons à répondre que noms perdus, langues enfuies, demeures assiégées, culture bafoué, nos existences profanées, la ferveur de notre aliénation ». Puis la femme, achevant une litanie de « c’est parce que » ainsi : « C’est parce qu’ils semèrent, dans l’air du monde, le bruit et l’odeur de leurs existences. Indélébiles puisque nous sommes là En dépit des arrachements, des sévices, de l’injure. / Nous avons tant à dire , tant à enseigner aux peuples de la terre, /Maka./ Nous les peu, nous les rien.. »..

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Pour porter ces paroles Nordey a tout de suite pensé à trois anciennes élèves du groupe 44 l’école du TNS sorties en 2019 ; Ysanis Padonou (La question Blanche) , Mélody Pini (Au fond des choses) et Océane Caïraty (La fin des fins) rejointe pour Maka par un compagnon de route de Nordey et de bien d’autres : Gaël Baron. Nordey ne les dirige pas comme dans un rôle, il les aides à trouver le tempo et la gestuelle de leur texte-partition d’où jaillissent des étincelles de mots. Autant de magnifiques complicités. La transcription linéaire de quelques passages du texte ci-dessus ne rend pas compte de sa typographie qui, comme l’usage que fait ou pas Miano de la ponctuation, façonnent le souffle du texte. Tout cela se traduit scéniquement par la musique d’Olivier Mellano confiée à la percussionniste Lucie Delmas véritable partenaire des actrices.
Les trois paroles ne se redoublent pas, elles s’articulent, s’écartèlent, créent des béances, des ponts, des gouffres, remplissent des pointillés. Les mots sont comme des actes visant à terme l’avènement d’une utopique fraternité, loin du registre paresseux du coup de gueule ou d’un prurit coléreux. Les dernières paroles ont presque des accents tchekhoviens :
« Parce qu’à la fin des fins, Maka, nous allons vivre. Nous allons continuer. Alors concevons, il est temps, un modus vivendi. / L’urgence n’est plus de pousser notre cri/ Il s’agit d’ôter ces chaînes à la grandeur, de refuser que se poursuive l’ensauvagement du monde. / Puisqu’à la fin des fins, nous allons vivre. Ici, ailleurs, avec tous les autres, tous les nôtres... » L’une des lignes de force et de fond de l’écriture de Léonardo Miano, c’est d’ être ancrée et encrée doublement : ici et là-bas

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Mettant volontairement en avant des écritures contemporaines et particulièrement des écritures de femmes, se souciant constamment de valoriser la diversité dans l’ école et sur les plateaux sans pour autant tomber dans le piège des quotas, multipliant les chemins de traverses avec ce qu’il a nommé »l’autre saison » ou encore le programme « Ier acte », Nordey a fait ce qu’il a dit qu’il ferait. Ce spectacle parfait en est comme l’étendard.
Ce qu’il faut dire, reprise à la MC93 de Bobigny, du 13au 23 janvier.
Texte paru à l’Arche dans la collection « Des écrits pour le dire » 52p, 12€.