« Pourquoi si tard ? Il y a un train qui arrive au milieu de la nuit ? » . La première réplique de la pièce et les suivantes sont un affectueux clin d’œil aux premières répliques de La cerisaie, la dernière pièce de Tchekhov ( créée au Théâtre d’art de Moscou en janvier 1904) tout comme, autre clin d’œil, le titre de la pièce de Richard Nelson fait référence au livre de Constantin Stanislavski, le maître à penser et à jouer du Théâtre d’art, Ma vie dans l’art, un livre écrit lors de la tournée américaine de la troupe moscovite.
Cette tournée étrangère, consentie par les autorités soviétiques, avait commencé par l’Europe en décembre 1922. En France, c’est un triomphe. « Succès colossal, ovation générale, presse fantastique » télégraphe Stanislavski à son complice, resté à Moscou, Nemirovitch Dantchenko. Le 27 décembre la troupe s’embarque pour les États-Unis. Richard Boleslavski (l’un des personnages de Notre vie dans l’art), un ancien élève de Stanislavski, les accueille à New York mandaté par le redoutable producteur Morris Gest. Il a préparé la tournée et l’accompagne, Stanislavski lui donnera quelques rôles, plus tard Boleslavski créera l'American Theatre Laboratory.
Le 8 janvier 1923, la troupe donne Le Tsar Fiodor à l’Al Johnson’s theatre de New York où triomphe l’acteur Ivan Moleskine dans le rôle titre. Avec Les Bas-fonds de Gorki c’est encore plus éclatant. « Bien sûr que nous sommes le meilleur théâtre du monde, le meilleur et le plus exceptionnel groupement d’individualités artistiques » écrit Stanislavski à Nemirovitch Dantchenko, sans fausse modestie. Ce triomphe public est loin d’être une opération financière. Car les contrats signés avec Morris Gest sont draconiens, les directions des théâtres et le producteur ramassent la mise, le Théâtre d’art n’a que des miettes. « le profit est ridicule » écrit Stanislavski. Et cela, malgré des cadences infernales: neuf représentations par semaine. Peu après le retour de la troupe en Union soviétique (quelques acteurs manqueront), paraîtra aux États-Unis My life in Art.
La pièce de Richard Burton (metteur en scène célèbre à Londres et New York mais jamais venu en France) se passe un soir de 1923 à Chicago ; la troupe fête les vingt cinq ans du Théâtre d’art. Nemirovitch Dantchenko envoie un télégramme : « Félicitations à nous. Vint cinq ans. J’espère que vous vous saoulez. Moi Aussi. » Macha a préparé un bon repas. Il y a là : Constantin Stanislavski ( dit Kostia) entouré de la troupe : Olga Knipper ttchekhova (la veuve d’Anton Tchekhov), Vassili Kachalov (dit Vassia), Nina Litovtseva (dite Ninotchka), Ivan Moskvine ( dit Vania), Piotr Bakshiv (dit Petia), Lydia (dite Lida ou Lidotchka), Macha, Lev Boulgakov et sa compagne Varvara (dite Varia) , sans oublier Richard Boleslavski. Soit, respectivement : Maurice Durozier, Hélène Cinque, Duccio Bellugi-Vannuccini, Nirupama Nityanandan, Georges Bigot, Tomaz Nogueira, Clemence Fougea, Judit Jancsò, Augustin Letelier, Shaghayegh Beheshti et Arman Saribekyan.
Le public est disposé de part et d’autre sur des gradins particuliers (le décor recyclé du beau spectacles Les éphémères créé en 2006) . Ni répétition, ni représentation, ni lectures de textes, c‘est un jour de relâche pour la troupe du Théâtre d’art, on se laisse aller, c’est un temps de conversations.
On emprunte le samovar des Trois sœurs pour faire du thé. Le jeune acteur Lev se réjouit de pouvoir prendre une douche après la représentation dans sa chambre et commente « nous pourrions facilement en prendre l’habitude, non ? ». Les rapports avec les nombreux russes (blancs, partis au moment de la Révolution d’Octobre) sont ambigus : d’un côté ils admirent les acteurs et les actrices russes, de l’autre ils les soupçonnent d’être des Bolcheviks. L’un des Russes fortunés de Chicago offre à Nina une vieille édition de poèmes de Pouchkine, comme ça, pour le plaisir d’offrir un « truc ». Une vieille femme russe offre à Olga une vieille icône, à l’église ils croisent des Russes pauvres. Parfois une de ces Russes de l’émigration entre dans une loge d’actrice sans frapper ou bien c’est un officier russe (blanc, bien sûr) qui fait la cour à Olga comme dans Les trois sœurs… Deux mondes se frottent l’un contre l ‘autre. On prend une guitare, on chantonne, on lance des piques aux absents, la jalousie amoureuse ou professionnelle traverse la soirée en coup de vent. Devant une jeune fille, Olga (la veuve de Tchekhov) se souvient avoir esquissé une scène de La mouette (entre Nina et Arkhadina). Plusieurs rêvent de revenir riches d’Amérique, d’acheter, une datcha ou d’un construire une sur un bout de terrain…
Ariane Mnouchkine qui a traduit la pièce préfère parler de kilomètres plutôt que de verstes, trop exotique. On se chamaille à propos d’un petit chien (il en faut pour Charlotte dans La cerisaie) que l’on a cherché en vain le soir de la représentation , alors Masha a du faire comme si. Vieille tradition des anecdotes que les actrices et les acteurs aiment à raconter en tournée hier comme aujourd’hui. Cette troupe venue de l’Union soviétique se sent aussi parfois surveillée, moins par la CIA que par le KGB (sans que ce mot soit dit dans la pièce). La pression du producteur s’accentue sur la troupe qui croyait pouvoir encaisser de beaux bénéfices mais se retrouve au bord d’avoir des dettes, un jeunes couple de la troupe décide de rester aux Etats-Unis. Le Théâtre d’Art comptait ensuite se produire au Canada, mais l’entrée leur est interdite : on les considère comme des Bolcheviks.
Et la vie continue. Un magazine paie Olga Knipper pour qu’elle écrive le récit de la mort de son mari Anton Tchekhov, elle lit son récit à la troupe. Constantin Stanislavski reçoit des nouvelles de son épouse restée en Suisse où leur enfant est soigné pour la tuberculose. « Il y a des sanatoriums en Russie... » peste Ivan Moskvine. Plus tard, Masha répète : « A Moscou ?….A Moscou...A Moscou ? » mais elle ne cite pas l’une des répliques les plus célèbres des Trois sœurs, elle interroge sur leur retour dans un pays qui n’est plus la Russie mais l’Union soviétique.
La pièce s’achève par un épilogue lu par Richard, évoquant, quinze après la tournée américaine, une lettre de remerciement de Constantin Stanislavski adressée au « Camarade Staline » en février 1938 (début des grandes purges, entre autres dans les milieux littéraires et artistiques qui verront Meyerhold, Babel et bien d’autres êtres fusillés). Une lettre que Stanislavski n’a jamais écrite mais qu’il a dû signé. Il mourra six mois plus tard.
Remercions cette complicité entre Ariane Mnouchkine et Richard Nelson d’avoir su œuvrer à cette magnifique rencontre entre entre deux troupes légendaires, Le Théâtre d’art de Stanislavski et le Théâtre du Soleil.
A Moscou, le Théâtre d’art existe existe toujours avec son emblème : la mouette. Mais qu’est-il devenu depuis que l’armée de Poutine a envahi l’Ukraine, que le pays, une fois encore, s’est replié sur lui-même?Difficile de voir ce spectacle sans penser à tous ces gens du théâtre russe partis à l’étranger et qui survivent ici et là comme ils peuvent, c’est à dire mal, sans pouvoir exercer pleinement leur métier.
Théâtre du soleil jusqu’au 2 fév, du mer au ven à 19h30, sam15h, dim 13h30.
Notre vie dans l’art de Richard Nelson traduit par Ariane Mnouchkine est paru à l’Avant scène théâtre, 144p, 14€. Ma vie dans l’art de Constantin Stanislavski traduit du russe par Denise Yoccoz est publié à l’Age d’homme.