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Billet de blog 12 mai 2022

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La clique de « Kliniken » vue par Julie Duclos

Quinze ans après Jean-Louis Martinelli, Julie Duclos met en scène « Kliniken » du dramaturge suédois Lars Noren. Entre temps l’auteur est décédé (en 2021), entre temps les guerres en Europe ont continué en changeant de pays. Immuable, la salle commune de l’hôpital psychiatrique où se déroule la pièce semble jouer avec le temps. Troublant.

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Illustration 1
Scène de "Kliniken" © Simon Gosselin

Les Éditions de l’Arche ont eu la bonne idée de publier en un volume plusieurs pièces d’un même auteur contemporain maison. C’est le cas avec Jon Fosse (deux volumes) et avec Lars Noren (un volume). Chaque volume est précédé d’un prologue signé (pour ces trois volumes), par des actrices qui ont traversé une ou plusieurs pièces de l’auteur. C’est le cas d’Irène Jacob et d’Isabelle Carré pour Jon Fosse. Et c’est le cas de Judith Henry pour le volume de Lars Noren réunissant quatre pièces dont Kliniken.

Comme spectatrice, Judith Henry avait vu Guerre au Théâtre de Nanterre-Amandiers . « Une pièce d’un pessimisme total mais avec une force de vie inouïe », écrit-elle, une phrase qui vaut tout autant pour Kliniken et pour la plupart des pièces de l’auteur suédois. Judith Henry jouera dans Kliniken en 2007, Jean-Louis Martinelli lui confiant le rôle d’Anne-Marie . « Elle est assez petite, maigre, pâle, un peu osseuse, vague, avec des lunettes rondes à la Brecht, les cheveux très courts » écrit Noren dont les didascalies sont aussi précises que propices à la rêverie. Celle-ci, par exemple,  à propos de Martin , l’un des treize personnages de Kliniken où tout se passe dans la salle commune d’un hôpital psychiatrique : « Il a son mini ordinateur ou son carnet de notes sur les genoux. Il note les détails de son enterrement même si, en cet instant même, il ne pense pas qu’il va mourir ; ce sera très beau comme un tableau de la dernière période de Malevitch, simple et droit comme une épée japonaise, qui ne révèle sa force et sa faiblesse qu’au moment où on la nettoie et la polit – il songe à mettre le Round about midnight de Miles Davis comme musique d’introduction ou peut-être le Hilliard ensemble et Jan Garbarek, mais il se demande si ça ne ferait pas trop New Age » Quelle mine de sensations pour l’acteur qui interprète le rôle (David Gouhier) et de pistes pour la mise en scène de Julie Duclos

Judith Henry ajoute :  « Comment jouer la folie?Aujourd’hui j’aurai envie de répondre : en ne la jouant pas. Le texte se suffit à lui -même ». Et plus loin : « D’un côté c’est passionnant de se confronter à une partition si riche et presque documentaire. De l’autre il faut garder sa capacité d’invention, de liberté. Oser faire un pas de côté , contredire le texte, les didascalies ». Autant de réflexions qui ont, sans nul doute, traversé les actrices et les acteurs de Julie Duclos telle Alix Riemer qui tient le rôle d’Anne Marie que tenait Judith Henry.

La version de Martinelli était très musicale, Severine Chavrier qui jouait le rôle de Birgit (une malade mélomane) accompagnait au piano plusieurs acteurs qui poussaient la chansonnette. Pour sa part, Judith Henry chantait au téléphone Kiss la chanson de Prince. Ce fut l’un des meilleurs spectacles de Martinelli, il cosigna la traduction avec Camilla Bouchet et Aranu Roig-Mora, celle qui est publiée à l’Arche.

Illustration 2
espace de "Kliniken" © Simon Gosselin

Julie Duclos reprend cette traduction en partie seulement , elle coupe ici et là mais surtout elle croit bon de l’actualiser ce qui aurait mérité d’être indiqué dans le programme. A quoi bon changer les noms de villes, les titres des émissions de télé, troquer un nom de guerre pour une autre plus récente? Pour donner des repères aux spectateurs ? Des béquilles de réalité plus proche ? Pourquoi ne pas avoir fait confiance à l’auteur? Actualise-t-on Koltès ou Lagarce ? Lorca ou Tchekhov ?

Autre point de friction, la vidéo. Comme les personnages ne sont pas toujours en scène, lorsqu’ils sortent, Julie Duclos les suit souvent en coulisse avec une camera vidéo (images projetées sur un grand écran au fond de la scène). Soudain le personnage est seul, la caméra l’épie, l’idée est belle et pertinente lorsqu’elle suit un personnage peu disert et introverti comme Sofia (iAlexandra Gentil, impressionnante de présence) mais c’est bien trop souvent anecdotique, gadget, cela devient un effet perturbant l’intensité au présent du plateau. Pourquoi ne pas faire totalement confiance au plateau ? N’est-ce pas là le cœur battant du théâtre ? C’est d’autant plus dommageable que tout ce qui s’y passe se résume à une série d’ infra événements en pagaille. Ils se succèdent sans ruptures franches, pas de « scènes », mais des tas de copeaux de vie qui se frottent, s’opposent, se mêlent. Un monde forclos. Toute une communauté interlope d’éclopés, de mutilés de la vie. En commun : la peur du dehors, de l’ailleurs. Une foire aux angoisses, aux frustrations, aux illusions en vase clos. C’est plein de ratages, de faux fuyants, de dialogues qui n’en sont pas, c’est plein de faux rythmes: la vie n’en finit pas de bégayer.

La pièce, diablement et minutieusement construite, fait cohabiter une pléiade de comportements, de l’introverti esseulé à l’hyper actif extraverti, du nerveux à l’endormi, il y en a pour toutes les folies ordinaires ou pas, une anthologie du mal vivre à mort. Jusqu’à flouter les frontières : Tomas, l’homme de ménage,est peut être aussi un malade qui s’ignore, l’acteur Cyril Metzer fait fructifier cette ambiguïté. La fin de la pièce met volontairement en présence les deux êtres les plus éloignés l’un de l’autre. Roger (Etienne Toqué), le plus fébrile de tous, le plus fort en gueule et Marcus (Maxime Thebaut), le moins disert au corps torsadé dans le silence et qui éclate, littéralement dans un cri final. Délivré, peut-être.

C’est là un spectacle souvent éprouvant pour le spectateur, dense parfois jusqu’à l’excès mais constamment porté par des acteurs en tension constante, excellemment dirigés par Julie Duclos. La plupart sont, plus ou moins récemment, sortis des écoles nationales : Le Conservatoire de Paris (Manon Kneusé, Yohan Lopez, Alix Riemer), l‘école du Théâtre du Nord (Alexandra Gentil, Cyril Metzer, Etienne Troqué), celle du TNS (David Gouhier, Emilie Incertie Formentini Leïla Muse) ou encore l’école du TNB (Maxime Thiebaut). Emilien Tessier Stéphanie Marc et Alix Riemer étaient déjà dans le précédent spectacle de Julie Duclos Pelleas et Mélisande. Quant à Mithkal Alzghair (Mohammed) il a été formé à Damas, comme danseur.

Le coup de génie de Lars Noren c’est d’avoir mis hors champ le personnel médical ( et ses blouses blanches) ; un artifice qui coupe la chique çà toute approche naturaliste. Judith Henry conclut sa présentation de Lars Noren par ces deux répliques sublimes et désarmantes de Kliniken :

« Maud. Tu es folle.

Sofia. O ne dit pas ça à quelqu’un qui est dans un hôpital psychiatrique. » .

Théâtre de l’Odéon 6, jusqu’au 26 mai. Tournée la prochaine saison.

Lars Noren volume un (réunissant Le Courage de tuer, Kliniken, Sang et Froid), L’Arche éditeur, 288p, 19,50€

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