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Elles sont six femmes, Toutes en combinaisons plus ou moins blanches, plus ou moins fripées, plus ou moins âgées, elles avancent vers nous sur un sol noir comme au sortir de la nuit, d’une nuit qui n’en finit pas. Celle du deuil, de l’absence sans retour d’un être aimé. Elles vont pieds nus, chacune porte, entre ses bras, un cadavre. Un fils, un frère, un mari. Le premier ne boira plus le lait des seins maternels, le second ne serrera plus contre lui cette poitrine fraternelle, le troisième ne sucera plus amoureusement ses tétons.
Mais nous sommes au théâtre : ces femmes, de la plus jeune aux plus âgées, sont des actrices palestiniennes, elles portent entre leurs bras chacune un ce ces anonymes mannequins en bois , ceux sur lesquels s’exercent les étudiants en médecine. Ces six magnifiques actrices palestiniennes et le jeune homme qui, bientôt, va les accompagner, ont pour nom : Firelle Al Jubeh, Eddie Dow, Samera Kadry, Shaden Kanboura, Salwa Nakkara, Reem Talhami, Samaa Wakin.
Un peu plus tard, les six feront un tas de ces cadavres et poseront derrière comme une photo de groupe. Que va devenir le lait de leurs seins orphelins ? Les dernières gouttes s’écoulent une à une, infiltrent le sol. Apparaît un jeune homme beau comme un dieu, portant quelques tatouages. Une à une, il étreint ces esseulées assises chacune sur une simple chaise, côte à côte, face à nous, six femmes en stand by d’une autre vie après la mort qui les a transpercées, cassées de douleur. Il les étreint une fois, dix fois, à chacune sa façon d’accueillir ce corps vigoureux, simplement musclé, qui écrase sa poitrine tendue contre ces mornes paires de seins orphelins.
Pas un mot n’a été dit, pas un mot ne sera dit. Seule la musique (Raymond Haddad) accompagne et soulage ces corps et ces âmes blessées, sonnées, essorées de larmes. Elles n’ont rien dit, elles ont tout dit. Leurs corps noués et dénoués à la fois, leurs yeux perçants jamais larmoyants, leurs regards tendus vers l’inconnu, parlent pour elles.
Alors tout se renverse, s’ébranle, se révolte. Ce sol noir, ces plaques noires souples et dures à la fois, elles les soulèvent une à une, aidées par le jeune homme, les rejette au loin, formant une sorte d éphémère barricade. Sous le sol,apparaît une mare laiteuse. Elles se vautrent dans cette mer comme autrefois lorsqu’elles étaient enfants, elles y expulsent leurs douleurs le temps d’une escapade, elles se régénèrent, retrouvent force et détermination. La barricade, maintenant, elles la détruisent en la rejetant à l’avant scène comme un reflux (scénographie Mjdala Khoury). La musique venue des tréfonds est comme un baume qui les aide à vivre, à leur donner un peu de force..
Où sommes-nous ? A Alep ? A Sarajevo ? A Marioupol ? Nous sommes dans un théâtre de Haïfa, le théâtre Kashabi. Invité pour la deuxième année consécutive au Festival d’Avignon dans un lieu qui lui sied, à l’écart de la ville, l’Autre scène de Vedène, chère à Claude Régy.
En février dernier, pendant les répétitions, le metteur en scène Bashar Murkus notait : « Dans Milk nous ne racontons pas une seule histoire, mais beaucoup, beaucoup d’histoires.Toutes ces histoires ont en commun le fait qu’elles sont dans l’impossibilité de finir. ». Plus loin, il ajoutait : « Comment un désastre arrive-t-il ? En un instant. Comment finit-il? Il ne finit jamais ».
Pas un mot n’a été dit, pas un mot ne sera dit. Ces larmes asséchées de leurs yeux, par la force du silence et du mouvement, renaissent sous nos paupières. Comme un partage, une connivence. Se refusant de parler de situations particulières, Bashar Murkus parle intensément à chacun d’entre nous On en sort, flageolant d’âpre beauté.
Bashar Murkus, trente ans, travaille en Palestine à Haïfa où il a cofondé en 2015 l’ensemble Khashabi dont il dirige la section théâtrale. Une structure politiquement et économiquement indépendante, vouée aux artistes. Murkus a déjà signé une vingtaine de spectacles. L’an dernier, il avait présenté Le musée au Festival d’Avignon. Milk a été créé à Haïfa le 4 juin dernier.
Dans une librairie avignonnaise, feuillant un livre réunissant des poèmes de Mahmound Darwich, je tombe sur ces vers : « ne me reste plus/ que l’errance dans ton ombre qui est mon ombre/ ne me reste plus/ que d’habiter ta voix qui est ma voix ».
Milk, festival d’Avignon, Autre scène de Vedène, 15h, les 12, 14, 15, 16 juillet