Guerre s’achève lorsque, depuis Boulogne, sur un bateau qui l’emmène en Angleterre, Ferdinand voit s’éloigner les côtes françaises. Derniers mots : « C’est énorme la vie quand même. » Alors commence Londres.
À la différence de Guerre, Londres est un ensemble cohérent en trois parties. Céline a corrigé et retravaillé la première partie (dix chapitres) les deux autres sont un tout premier jet.
Sur une chemise rose des services municipaux d’hygiène sociale de la ville de Clichy (dispensaire où Céline assura une vacation quotidienne de médecine générale de janvier 1929 à décembre 1937) ce mot écrit au crayon noir : Londres. Et sur trois autres chemises on peut lire Londres I, Londres II, Londres III. Dans chaque chemise, des chapitres manuscrits.
Certains pages de Londres III sont rédigés au verso d’un formulaire vierge de certificat médical du même dispensaire. Des trois parties de Londres, la première est la plus longue et la plus accomplie, la seule que Céline ait retravaillée avant d’en rester là. De quand date ce manuscrit ? Est-il un morceau retiré du Voyage ? Ou un écrit plus tardif ? Seule une étude du manuscrit pourrait aider à trouver une réponse, mais pour l’heure, celui-ci n’est pas accessible aux chercheurs.
Dans Londres, Céline revient, sous une forme romanesque, sur les onze mois qu’il a passé dans la capitale anglaise où il est arrivé en mai 1915 pour effectuer sa convalescence après sa blessure au front. « Sans doute la période la plus obscure de sa vie », note son premier biographe (et aujourd’hui co-héritier) François Gibault. Période cependant éclairée par le témoignage de Georges Geoffroy dans les Cahiers de l’Herne consacré à Céline (p. 201-202) qui vivait alors à Londres et fréquentait le futur écrivain et médecin, partageant avec lui le goût pour les salles des spectacles et le milieu de la prostitution tenue par des macs français, toutes choses que l’on retrouve dans Londres. Les lettres de Céline à Joseph Garcin montrent que les connaissances de ce dernier des milieux londoniens du proxénétisme ont pu lui servir.
Nous avons quitté Ferdinand à la fin de Guerre, lorsqu’il embarque à Douvres pour aller effectuer sa convalescence à Londres (ce que fait Céline, après sa blessure soignée à Hazebrouck et son séjour final dans un hôpital parisien avant d’aller travailler au consulat de l’ambassade de France à Londres). Angèle et son major anglais Purcell, fou d’elle, l’ont précédé de quelques jours. À Londres, Purcell partage avec Angèle un bel appartement où Ferdinand vient la voir, le plus souvent lorsque le major est en mission dans les Flandres.
Ferdinand vit à la pension Leicester que dirige madame Council et où règne en maître le souteneur Cantaloup qui y loge ses tapins et ceux d’autres maquereaux français appelés au front. Aux yeux de Cantaloup et de son entourage, Ferdinand apparaît, de fait, comme le maquereau d’Angèle, prenant la suite de Cascade, fusillé après avoir été trahi (dénoncé) par Angèle elle-même.
Cette mort de Cascade et la trahison d’Angèle hantent leur relation. Vers la fin du septième chapitre de Londres I, Céline décrit une scène de baise entre Ferdinand et Angèle. Mais, ce jour-là, « avant de jouir », Ferdinand entend vider son sac : « Et Cascade saloperie. Tu l’as ou bien donné tiens-toi saloperie. Au bourge du conseil, hein ! Ton Farcy ! que tu l’as bien donné..hein ! Ils l’ont bien crevé hein pas ma vache, fait saigner avec les autres. Il est dans la boite maintenant. Il est tout charogne à présent. »
Farcy ou Cascade ou Farcy Cascade ? Étonnant chassé-croisé ou comment le nom de Cascade mute ou se métamorphose. Il y a le Cascade de Guerre, celui qui a été fusillé à Peurdu-sur-la-Lys dont l’oncle vit à Londres et recommande à son pote Ferdinand d’aller le voir dès son arrivée à Londres, dont on apprendra, dans les premières pages de Londres, qu’il se nomme Cantaloup. Puis il y a le Cascade de Guignol’s Band I, nom de l’oncle du fusillé dont Ferdinand raconte l’histoire (Romans III, Pléiade p 370 ).
Le « vrai » nom du fusillé, commun aux deux romans, Londres et Guignol’s I serait donc Farcy, Raoul Farcy comme le dit Ferdinand en apostrophant Angèle. Et dans Guignol’s I on peut lire : « Il [Cascade] se lassait jamais de mon récit !... que je lui recommence !...et encore !... il l’aimait vraiment comme un fils.. Le Farcy Raoul !... Ça le chahutait complètement... Voilà mon arrivée à Londres ! Les circonstances providentielles... Ma chance d’avoir connu Raoul, le pauvre Raoul et son oncle Cascade ». Quant à Angèle, celle de Guerre et de Londres, est très différente de l’Angèle de Guignol’s band I maquée avec Cascade alors que celle de Londres oscille entre son Major anglais Purcell et Ferdinand.
Dans Guignol’s Band I, Céline écrit (Romans III, Pléiade p 180) : « Une chance entre mille de me retrouver à Londres... je raconterai comment... une veine insolente... une gâterie... un retournement du sort !... Quelle renversée ! Cascade je peux le dire, quelle aubaine...Tout ça par le petit Raoul... Pauvre mec alors celui-là ! Une malchance ! Je raconterai aussi. » Il a raconté. Et plus d’un fois. Dans Guerre, dans Londres, dans Guignol’s band I. Une fêlure obsessionnelle quel que soit son travestissement.
Londres I
Ferdinand nous entraîne à Leicester street dans la Pension où l’on joue à la manille au salon où est admis Bijou, un « bourre » (flic), où travaille comme bonne la petite Mabel, où Cantaloup, souteneur français et oncle de Cascade, organise la prostitution de ses tapins, souvent des Françaises, plus rarement des Anglaises. C’est là que Ferdinand habite.
Bientôt le narrateur-Ferdinand se lance, pour ses futurs lecteurs, dans une visite guidée de Londres, non sans digression, « c’est moi qui vous promène, faut pas que je vous égare ». L’ex-soldat du Front s’est débarrassé de son uniforme et n’exhibe pas sa médaille gagnée à la guerre, laquelle est loin d’être finie. D’autres personnages apparaissent : « le gros Boro » (Borokrom) qui joue du piano, le capitaine Lawrence Gift, le colonel Horas Marminas, etc.
Un soir, dans le cabaret de la mère Crocket, ça boit sec. Boro joue du piano, Bijou danse, Ferdinand debout sur une table chante et raconte le roi Krogold. L’un d’eux met la main sur un sac de marin russe trouvé sous une table, la nuit et l’alcool aidant la situation dégénère vite. Bijou est salement amoché. Boro et Ferdinand le jettent sur une charrette et les voilà partis tous les trois en quête d’un lieu où soigner celui qu’ils croient bientôt mourant. Ils déambulent dans la nuit. Bijou ne bouge plus, Ferdinand et Boro le croient mort.
Sous le pont Waterloo, ils frappent là à la porte de « la gare des morts ». On n’y accepte que les morts avec papiers d’identité et d’ailleurs le mort de la charrette ne l’est pas, mort, leur assure le gardien des lieux. Il leur donne l’adresse d’un médecin, le docteur Estroshom. Mais quand ils arrivent à l’adresse, c’est celle du Dc Athanas Yuzenbits (Céline écrit aussi Yudenbits). Le médecin s’occupe de Bijou, l’opère, le sauve, et le couche dans une chambre en attendant qu’il puisse marcher. De fait, Ferdinand et Boro logent également chez le médecin.
On se serre, cela n’est pas très grand et puis le docteur n’est pas célibataire, il a épousé une Russe qui lui a donné trois filles : Rachel qui vit à Montpellier, les deux autres sont là, Sylvie 9 ans et la petite dernière, la plus mignonne, Sarah, 5 ans. C’est à elle que Boro raconte des tas d’histoires, tout en draguant la mère - c’est du moins ce que soupçonne Ferdinand - quand il ne se saoule pas avec l’éther piqué dans la pharmacie du docteur. Ferdinand n’ose pas appeler Angèle pour avoir un peu d’argent, il a peur qu’elle le dénonce : depuis peu, sa convalescence achevée, il est considéré comme déserteur.
Ferdinand s’intéresse de près à ce que fait le docteur Yuzenbits. Il le questionne, commence à lire des livres de médecine. Le docteur le considère. « Les premières flatteries que j’ai eues c’est avec Yudenbits. J’y aurais léché les mains, je serais mort pour lui, sur place, moi, pour ce petit con de juif. J’y ai dit. Il s’est mis à doucement rigoler comme il en avait l’habitude ». Bientôt Ferdinand accompagne le docteur dans ses visites aux malades.
Pour lui c’est « comme une révélation » de voir comment Yuzenbits s’y prend « pour leur faire du bien, pour les empêcher d’avoir mal ». Il verra ainsi son premier mort, Peter, un petit enfant. Et Céline d’écrire : « Vingt ans sont passés depuis, et pourtant, bien des choses encore, bien étranges et bien lourdes et (le) petit Peter, m’est cependant toujours là. » Difficile de ne pas penser à l’enfant mort de Voyage au bout de la nuit et à la fin de Rigodon (le dernier roman de Céline achevé juste avant sa disparition) où le médecin sauve des enfants de la mort et est sauvé par eux.
Cache-purée, une des filles du Leicester, semble les avoir repérés, elle rôde dans les parages à plusieurs reprises. La santé de Bijou s’améliore. Boro, un jour, s’en va. Quelques jours plus tard Bijou (guéri) et Ferdinand en font autant.
Ferdinand retrouve Angèle mais il se méfie d’elle. Il craint également de revenir à la Pension, Leicester street. « Fallait pas que je compte beaucoup sur leur confiance. Mais fallait que je les revoye quand même ». Il y retourne. Ferdinand sent que le vent tourne, il juge que Cantaloup, un mac à la marseillaise, est un homme « fini et un peu dépassé ». Chacun le sent : l’étau policier se resserre.
Cantaloup et Ferdinand cherchent Boro. Ils le retrouvent dans un théâtre, l’Empire. Ils y croisent aussi le capitaine Lawrence. Après l’entracte, c’est le numéro de la famille Peacock, des lanceurs de couteaux qui ont trouvé refuge à la Pension Leicester, une famille que Céline décrit avec beaucoup d’affection. Tous, après le spectacle, se retrouvent dans une chambre du Savoy. Ambiance partouze. Arrivent Angèle et Bijou. La partouze remet ça. Angèle, shootée à la coke, veut que tout le monde lui passe dessus.
Au retour à pied, Yorrick trouve un bébé dans un buisson et un chat. À la Pension toutes les filles veulent allaiter le bébé. Cantaloup fait reconduire le nouveau-né abandonné dans un hôpital mais le chat reste. Mabel le nomme Mioup.
Chaque soir Ferdinand va maintenant dormir chez Angèle. Purcell est de plus en plus souvent dans les Flandres. Ses relations avec Angèle commencent à se distendre. On reparle de Cascade, on baise. Le printemps est arrivé. Grande virée à la campagne pour une fête organisée par le capitaine Lawrence Gift. Borokrom joue de l’orgue, dans la cheminée on brûle les meubles des ancêtres du capitaine. Des fantômes font leur apparition. « On n’a jamais reparlé de ces choses-là » note Ferdinand.
Au retour à la Pension, mauvaises nouvelles. Des tapins ont été données et arrêtées dit Ursule, la prostituée, compagne de Cantaloup. Et, pour tout arranger, autre changement : on ne peut plus envoyer les filles se faire avorter à Boulogne. Ferdinand contacte Yuzenbits : il s’occupera des avortements, d’autant qu’en tant qu’étranger ayant distribué des tracts révolutionnaires, il est sous la menace d’un ordre d’expulsion. Par ailleurs les autorités multiplient les appels au recrutement, les souteneurs sont dans le collimateur.
Chez Angèle, Purcell fait part à Ferdinand de sa nouvelle marotte : les masques à gaz. Il a fabriqué des prototypes. Ferdinand en emporte quelques exemplaires à la Pension : chacun et chacune les essaie.
Ainsi s’achève Londres I la seule des trois parties retravaillée par Céline. Les deux autres parties, en un seul jet, sont aussi plus courtes.
Londres II
Visite d’un flic à la Pension. Des filles ont été données. Cantaloup : « ils veulent nous faire à la terreur. » Angèle veut partir loin, vivre avec Ferdinand, « refaire notre vie ». « Tout le monde se régalait de notre déchéance », note Ferdinand. Purcell a contracté une assurance-vie pour Angèle au cas où il viendrait à mourir. Il s’éloigne d’elle, passionné qu’il est par la mise au point des masques à gaz. Les « gagneuses » sont « coulées » une à une, le maquereau Tresore vend la Joconde à Cantaloup, Ursule avorte et dit à Ferdinand croire que la Joconde est en train de les donner. Ursule et Cantaloup parlent de mariage. Les « bourres » viennent à la Pension pour arrêter Lawrence.
Le mariage a lieu, suivi d’une fête suivie, elle, d’une bagarre. Cette fois c’est Angèle qui est très sérieusement blessée. Ferdinand : « Je veux manger la vie, le reste je m’en fous. »
Cantaloup sent que l’époque n’est plus propice, qu’une page se tourne. Il envoie Ursule et la Joconde à Rennes, et d’autres filles à Paris, rue de Lappe. Ferdinand songe à Angèle : « si je l’avais pas rencontrée à Peurdu-sur-la-Lys, je sais pas ce que je serais devenu ». Ses oreilles bourdonnent.
Ferdinand ne veut plus retourner chez Angèle, ni chez les autres. « Je voulais me planquer peinard si c’est encore possible. » Il erre. Retrouve Boro et d’autres au square Berkeley. Un jour, KO debout, il sonne chez Angèle. « Reposez-vous Ferdinand qu’elle me disait, reposez-vous, vous ne courez aucun danger ici. » Il reste.
Un jour, il part. Il apprend qu’il y a eu des arrestations, « ça sentait mauvais ». Il croise Mabel qui, elle, veille sur Mioup. Ainsi s’achève Londres II.
Londres III
Ferdinand, Boro et d’autres ont trouvé refuge dans une villa chez un tôlier affranchi. Petites histoires. Soirée au cabaret chez Crokett, on assiste à un numéro avec ours. Boro joue de l’harmonica pour éviter de répondre à la question : où est passé Bijou ? « Depuis que Borokrom ne pouvait plus gueuler dans les meetings ; il changeait », note Ferdinand. Au début de Londres il avait vu Borokrom à Hyde Park, monté sur un petit monticule, il haranguait la foule. Yorrick dit être surveillé. Tous le sont ou croient l’être.
Ferdinand retrouve Purcell, amaigri, méconnaissable. Il dit être revenu à Angèle toujours hospitalisée et que, pour Ferdinand, restait « la douce Sophie ». Boro et Ferdinand accompagnent Purcell pour une démonstration de ses masques à gaz, Ferdinand en profite pour lui taper du « pèze ». Un autre jour on retrouve Purcell dans son usine, il est dans les vapes, comme ahuri : un employé s’est trompé dans les vannes. On le conduit en ambulance dans sa famille : il n’a pas vu sa femme depuis six mois.
À la villa cohabitent Boro, Cantaloup, Mabel, Sophie et Ferdinand. Ce dernier et Cantaloup n’aiment pas Sophie, ils la trouvent fausse. Ferdinand va voir Angèle à l’institut Saint-Barnabé où on la soigne. Elle est comme ailleurs. « Elle m’a regardé le corps comme si ça lui rappelait quelque chose. » Il ne la reverra plus.
Un soir, Cantaloup, Ferdinand, Boro et d’autres entrent au Royal. Beaucoup de monde. Quelqu’un tire sur Cantaloup qui s’écroule. Le grand et massif Boro le charge sur ses épaules et fonce vers la sortie. Yuzenbits : « On peut pas y toucher, il a perdu trop de sang. » Cantaloup se redresse sur le divan et dit : « Ferdinand tu vois, ça y est… »
Dans la cave de la villa, Mabel reste avec le corps. Comment s’en débarrasser ? Mabel ne veut pas qu’on l’enterre comme un chien. Ferdinand la rassure. « T’es bon Ferdinand, t’es bon. » Il sort sa bite, la met dans la main de Mabel, « elle me branle bien gentiment ». Sophie les rejoint à la cave et, devant le corps, chante des cantiques. C’est alors que Mioup fout le feu en renversant des bougies. Le feu se propage vite. Les pompiers arrivent. Ferdinand et les autres s’en vont vite. Ils dorment dans des quartiers où le mort n’était pas connu. Et songent à partir. L’Irlande ? L’Espagne ? « Jamais je l’avais tant regretté, Cantaloup », note Ferdinand. « C’était qu’un début. J’étais mal parti dans l’existence. C’est moche d’être né en 1898. je le dis ». Il songe à ses parents, recommande à Boro d’aller les voir passage du Bérézina, « Tu leur diras que je vais bien. »
Dans la nuit, le chat Mioup miaule. « Ils sont partis tous les trois. Ils m’ont laissé. La brume les a pris. Il était six heures du matin. »
Fin de Londres III.
Gallimard publiera l’entièreté de Londres en octobre prochain