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« Les Ismène abandonnées,
Elles gardent l’espoir des printemps à venir.
Elles gardent l’espoir de revoir un jour la liberté s’élever parmi elles.
Il y a une main sur la gorge de la liberté.
Il y a une chaîne sur la porte.
Derrière cette porte, Il y a des petites filles.
Les tyrans ont fermé cette porte.
Les petites filles crient.
Les tyrans les étouffent.
Derrière cette porte,
les voix sont muselées.
La liberté est bafouée.
Des fouets frappent le corps fragile et brûlant des femmes.
Les Antigone ont été tuées à cause de leur trop grande audace.
Les Ismène sont toujours vivantes avec toutes leurs souffrances.
Elles espèrent chanter le chant de la liberté, danser dans les rues de la ville et revoir leurs
rêves exister.
Maintenant les messagères prennent la parole.
Seront-elles entendues ? »
C’est par ces mots écrits par l’une d’elles ( Atifa Azizpor) que s’achève Les messagères, un spectacle interprété en dari par les comédiennes de l’Afghan Girls Theater Group et mis en scène par Jean Bellorini d’après une version persane de l’Antigone de Sophocle traduite en français par Mina Rahnamaei et Florence Guinard.
Nommons-les toutes ces messagères venues de loin, de Kaboul, d’un pays, le leur, l’Afghanistan, où les talibans nient chaque jour un peu plus la place des femmes, réduites à l’invisibilité au mieux à prier et à faire des enfants. Oui, nommons-les, ces femmes, jeunes très jeunes pour la plupart, tant elles font front, une à une et ensemble, soudées et solidaires : Hussnia Ahmadi (le garde), Freshta Akbari (Antigone), Atifa Azizpor (Ismène), Sediqa Hussaini (le coryphée, le messager), Shakila Ibrahimi (Hémon, le coryphée),Marzia Jafari (Tirésias),Tahera Jafari (Eurydice), toutes formant avec Shegofa Ibrahimi le chœur d’Antigone à l’exception logique de Sohila Sakhizada (Créon).
Laissant tout derrière elles, à commencer par leur famille, leurs amis, leur école, avec leur metteur en scène Naim Karimi, les neufs jeunes actrices en herbe ont quitté leur pays précipitamment durant l’été 2021, juste avant que le gouvernement taliban interdise aux Afghans de sortir du pays et aux femmes de travailler.
Début septembre il y a trois ans, elles sont arrivées dans la région lyonnaise, accueillies par les équipes du TNP de Bellorini et du TNG de Joris Mathieu (le metteur en scène « préféré » de Laurent Vauquier), la ville de Villeurbanne fournissant des appartements avec le soutien de la ville de Lyon. Trois ans plus tard, la plupart parlent le français, beaucoup suivent des études. Seule la plus âgée cache ses cheveux.
Fin juin 2022, Jean Bellorini leur a proposé de travailler sur Antigone. Projet qui allait devenir Les messagères. Car l’histoire d’Antigone croise métaphoriquement la leur. Leur union fait la force de leur chœur, et leur singularité la force de leur personnage, le tour formant comme une missive adressée à leur pays , aux leurs et à nous. Elles ne jouent pas un personnage , elles sont là, elles l’accompagnent. Petites filles jouant au ballon dans le prologue, et mouillant leurs habits dans la joie de leur corps, elle ont grandi d’un seul coup et se grandissent dans l’épreuve, et tout se mêle : le rapport au pouvoir, la séparation des êtres chers, la lutte conte l’injustice, l’avenir en pointillé....
Bellorini a l’intelligence de ne pas les amener à toute force vers lui et son savoir-faire, ni d’aller vers elles aveuglément, il se tient dans l’entre deux, leur parle autant qu’il les écoute Le chœur des Antigone donne le tempo. Comme ils sonnent étrangement ces mots du roi lors d’un affrontement entre Créon et Antigone: « Tant que je serai vivant, aucune femme ne me dominera ». Antigone entend, elle, rester fidèle à ce qu’elle est. Et il en va de même pour ces jeunes Afghanes qui forment le chœur d’Antigone. Autant que le présent, leur avenir leur appartient.
Je me souviens, il y a vingt ans, c’était alors après le départ des talibans que l’on croyait définitif, j’avais été visité le théâtre national de Kaboul: scène dévastée, entrée explosée.... Cependant la troupe du National avait été reconstituée: vingt-sept acteurs et quatre actrices (quatre fois moins qu'autrefois). A l'occasion des fêtes de l'indépendance, la troupe avait décidé de revenir dans son lieu d'élection ruiné, donner, pour quelques soirs, Oroune Bane et Leila, une comédie afghane. Un jour les actrices de l’Afghan girls theater group, plus que jamais messagères, reviendront à Kaboul jouer Les messagères. Elles en rêvent sans doute. Nous aussi.
Théâtre des Bouffes du Nord à Paris, du 4 au 13 avril.