Après La Loi du marcheur dans les pas de Serge Daney (lire ici), puis Un métier idéal (médecin de campagne) en dialogue avec John Berger (lire ici), voici Le Méridien d’après le texte du poète de langue allemande Paul Celan. Initiateur et unique acteur de ces trois spectacles : Nicolas Bouchaud, le grand.

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Un acteur à trois têtes
Grand dans tous les sens du mot. Dans ma mythologie personnelle, Nicolas Bouchaud fait la jonction entre un acteur que je n’ai jamais vu jouer, Gérard Philipe (acteur populaire et citoyen porte-parole des acteurs) et celui que j’ai suivi jusqu’à sa précoce disparition, Philippe Clévenot (acteur emblématique de sa génération, grand lecteur et dénicheur de textes). Bouchaud fait la synthèse.
Dans la préparation de ces spectacles où il est seul en scène, le travail en équipe est primordial, comme pour un grand sportif. Une même équipe l’accompagne depuis La Loi du marcheur : un entraîneur (Eric Didry) et une sparring partner (Véronique Timsit) avec lesquels il boxe les textes, échafaude les stratégies d’attaque. Et des soigneurs (Elise Capdenat pour la scénographie, Philippe Berthomé pour les lumières et Manuel Coursin pour le son).
Nicolas Bouchaud est une bête de scène à trois têtes. 1- Auprès de son ami le metteur en scène Jean-François Sivadier, il incarne les héros du répertoire : Galilée, Lear, Alceste, bientôt Dom Juan. 2- Il aime se retrouver dans un dialogue solitaire avec des spectateurs à travers des textes qui ne sont pas du sérail mais cependant y fouaillent indirectement. 3- C’est un acteur citoyen, porte-parole de ses camarades quand il faut publiquement interpeller un ministre ou dénoncer une opération com’ d’un théâtre national sous couvert de geste social. La synergie de ces trois paramètres assure l’excellence de l’embrayage : l’amitié du spectateur.
C’est ce cheminement qui le conduit à placer la barre très haut en osant aujourd’hui Celan. Le Méridien est un texte de Paul Celan que Bouchaud connaît depuis longtemps et qui, pour lui, fait le lien avec ses années passées auprès de Didier-Georges Gabily (disparu, lui aussi précocement en 1996). « J’entends parfois la voix de Didier à travers celle de Celan », dit-il (entretien publié dans le programme).
De Rimbaud à Celan
Poète juif, né en Roumanie, Paul Celan a passé plus de la moitié de sa vie à Paris (où il a abrégé sa vie en se jetant dans la Seine un jour d’avril 1970). Il a écrit son œuvre, essentiellement poétique, en langue allemande, langue que parlaient ceux qui ont assassinés ses parents, langue des bourreaux dans laquelle il a traduit d’autres poètes dont il parlait la langue, les Russes Blok, Mandelstam, Essenine, les Français Apollinaire, Char, Michaux. Et bien d’autres. Sa poésie à haute tension, difficilement traduisible tant la densité de l’air y est concentrée, est hantée par l’Allemagne de la Shoah ; sa vie durant il ne séjournera que brièvement outre-Rhin.
La poésie de Celan, comme le rappelle Jean-Pierre Lefebvre (traducteur d’un Choix de poèmes de Celan dans la collection poésie de Gallimard), tend un arc entre deux verbes, stehen (être debout) et schaufeln (manier la pelle). Elle creuse la langue allemande, la bouleverse, l’écarquille. Un peu comme Rimbaud l’avait fait avant lui pour la langue française. Rimbaud dont Celan traduit « Le Bateau ivre » en 1958. Deux ans plus tard paraît Le Méridien.
Comme pour les deux précédents spectacles, Nicolas Bouchaud fait face aux spectateurs. Il nous regarde, nous sourit légèrement, d’emblée il crée le contact, ouvre la boîte au dialogue sur l’air de « je suis content de vous revoir » (beaucoup de spectateurs l’ont déjà vu jouer) ou « je suis content que vous soyez là ». C’est un peu comme un prof de français formidable que l’on aurait eu en seconde et, quel bonheur, on le retrouve en première et on vante ses qualités aux nouveaux venus. On est contents, on est parés pour l’écoute, le voyage.
Dans la main et l’oreille du poète
De même, comme pour les deux autres spectacles, Bouchaud n’est pas un simple diseur. Ce qu’il dit le conduit à réfléchir (à haute voix ou pas) sur lui-même et sur son métier. Il n’est pas là pour faire un numéro d’acteur (même s’il le fait aussi : tout acteur abrite en lui un histrion) mais pour nous faire part de quelque chose qui l’a ébranlé, questionné et qu’il veut partager avec nous. Nous ne sommes pas devant lui mais avec lui, il nous prend par la main (au figuré et parfois au propre) et nous entraîne dedans, jamais il ne nous quitte des yeux, il nous tient. Au besoin, il prend une craie d’instituteur et écrit sur le tableau horizontal que forme le praticable sur lequel il évolue. Il nous aide à comprendre cette phrase de Celan dans Le Méridien : « Je ne vois pas de différence entre un poème et une poignée de main. »

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Cette fois, il commence son spectacle au centre du plateau par une scène vécue. Un jour, la fille de sa compagne lui met sous le nez plusieurs associations de mots que fait Rimbaud dans « Le Bateau ivre » et auxquelles elle ne comprend rien. Elle veut une explication. L’acteur, pris de court, ne sait que répondre « mais si, c’est beau ». Fin de la scène. Bouchaud se déplace alors sur le côté et, derrière un micro (factice) placé devant un pupitre de conférencier, commence à dire Le Méridien qui est un discours que prononce Paul Celan à Darmstadt le 22 octobre 1960 quand on lui remet le prestigieux prix Goerg Büchner.
Celan s’adresse à des spectateurs parmi lesquels figurent forcément d’anciens nazis. Dans un autre discours (à Brème, pour un autre prix), il parle de la région d’où il vient « une contrée où vivaient des hommes et des livres », une région « aujourd’hui tombée dans un vide de l’histoire ». Notre contexte est autre, reste la tension du texte, certes écrit, mais d’abord fait pour être dit. Une parole. Comme celle de Daney, comme celle du médecin.
La « renverse du souffle »
Celan, pour parler de poésie, s’appuie sur le théâtre de Büchner et en particulier sa pièce La Mort de Danton (que Nicolas Bouchaud a jouée). Il s’adresse à un public allemand lettré qui connaît bien l’auteur ayant donné son nom au prix, ce n’est pas toujours le cas pour le public français et l’acteur, avec raison, entre plus avant dans le corps de la pièce et dans d’autres textes de Büchner évoqués par Celan.
On jouit de la complémentarité de deux approches.
C’est en poète, avec ses fulgurances, ses raccourcis, ses sauts de l’ange que Celan s’enfonce dans les textes de Büchner, nullement en professeur explicateur ou avec un surplomb de philosophe. Terre-à-terre, dans l’argile compacte des mots.
C’est en acteur que Bouchaud aborde Celan, dans la respiration physique de son écriture qui procède par vagues pour ressaisir périodiquement son auditoire (« Mesdames et messieurs ») et avance par énigmes lumineuses en ferrant des formules. Une imprégnation par le souffle.
Alors quand Bouchaud tombe sur l’expression « la renverse du souffle » chez Celan (c’est aussi le titre d’un de ses recueils), il est chez lui.
Vers la fin, quand la scène enneigée est devenue blanche comme une page, il peut oser tutoyer l’impossible : dire une poésie de Celan. On a grimpé des chemins pentus, on a parfois trébuché sur un caillou, on a pu manquer de souffle et craindre les effets de la fatigue, on est bientôt arrivé. La vue est magnifique. Bouchaud ouvre ses bras d’albatros. Nous sommes prêts à l’entendre dire un poème de Paul Celan, chauffés à blanc que nous sommes. Un théâtre de l’adresse en toute complicité. C’est une des voies les plus pertinentes du théâtre d’aujourd’hui. Où la démarche d’un Bouchaud croise celles du Portugais Tiago Rodrigues ou des Italiens Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, par exemple.
On se dit en sortant qu’on relira le poème, plus doucement, seul à seul avec lui, dans une intimité partagée dont Nicolas Bouchaud nous a entrouvert les portes, laissant s’y engouffrer la brise du soir, la neige du silence et les odeurs de la nuit. A hauteur de bouche, oui. « A hauteur de bouche » est le titre d’un poème de Celan (dans Grille de parole, Christian Bourgois) qui s’achève ainsi dans la traduction de Martine Broda :
« Lèvre sut. Lèvre sait.
Lèvre le tait jusqu’à la fin. »
Théâtre national de Strasbourg (espace Grüber), du mar au sam 20h, dim 16h, jusqu’au 16 oct ; puis à Paris dans le cadre du Festival d’Automne, Théâtre du Rond-Point, mar au sam 20h30, dim 15h30, du 25 nov au 27 déc (sf 29 nov et 25 déc).
Le Méridien et autres textes de Paul Celan, traduction Jean Launay, Editions du Seuil, 129 p., 19,80 €.