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Il faudra un jour que des spécialistes du corps, de l’âme et des fameuses neurosciences se penchent sur le cas de l’acteur Laurent Sauvage. Sans doute cerneront-ils bien des aspects de sa physionomie, de son système nerveux, de son rythme cardiaque, de ses muscles, de son cerveau et des connexions multiples entre tous ces éléments, mais ils n’en resteront pas moins à la porte bien cadenassée de son mystère. Car tout grand acteur est un mystère insondable dont des tombereaux de commentaires ne parviendront pas à entamer la cuirasse. Cet article est donc voué à l’échec, mais poursuivons avec la foi du charbonnier qui broie du noir avec conviction.
Un acteur en état d’éveil
Laurent Sauvage joue tous ses rôles comme s’il les éveillait en lui, lui-même s’éveillant en scène et c’est comme s’il était en train de rêver ces rôles tout en les jouant ou plutôt les accompagnant à voix haute ou basse devant nous. Quand il entre en scène, il revient de loin. D’une virée dans les boîtes de nuit de l’insomnie ou quelque chose comme cela. Ses yeux sont bordés de veille comme le sont ceux des gardiens d’hôtel qui lisent Simenon, Saint Simon ou Sénèque tandis qu’au-dessus de leur tête des tas de corps ont sombré dans de nocturnes (d)ébats ou dans la solitude enivrante de draps un peu froids. Laurent Sauvage, même entouré de partenaires – les serrant dans ses bras ou leur donnant la réplique sans attendre – a toujours une part de lui qui reste seule en scène, qui s’attarde dans son corps, qui s’ébroue plus lentement, qui agit en lui comme à retardement.
Ne demandez pas à Laurent Sauvage de commencer un spectacle sur les chapeaux de roues. Il peut le faire, comme disaient Francis Blanche et Pierre Dac, mais il affectionne l’entrée en loucedé, à pas feutrés, les pieds nus le plus souvent, les pieds nus de celui que l’on vient réveiller brusquement (ami au désespoir frappant à la porte ou chuintant au téléphone, bébé encauchemardé, explosion d’une bombe ou d’un pétard, urgence amoureuse, heure d’entrer en scène).
Et c’est ainsi, pieds nus, qu’il s’avance encore une fois devant nous dans Le Camion, spectacle conçu d’après le film, puis sa transcription en livre, de Marguerite Duras, une mise en scène signée Marine de Missolz. C’est le premier spectacle que je vois de cette ancienne élève de l’école du Théâtre national de Bretagne qui, entre autres choses, a travaillé plusieurs fois avec Stanislas Nordey (directeur du Théâtre national de Strasbourg) comme actrice ou assistante. Laurent Sauvage est artiste associé au Théâtre national de Strasbourg où la création vient d’avoir lieu.
« Ç’aurait été une route... »
Sauvage est là devant nous, comme ses deux partenaires, debout à l’avant-scène, pieds nus tout comme lui, mais il se distingue de ses partenaires par une constante fébrilité du corps, un instinct à vif qui peuvent faire penser qu’il ne s’appelle pas « sauvage » pour rien.
C’est lui qui, le premier, va parler. Il dit : « Ç’aurait été une route au bord de la mer. Elle aurait traversé un grand plateau nu. Et puis le camion serait arrivé. » Il faut le dire. Il faut oser commencer un texte, un film, un spectacle par « Ç’aurait été », par un temps, le futur antérieur, qui vous embarque vers l’ailleurs, l’incertain, mais Duras n’en est pas à une audace près.
Ceux qui ont vu le film se souviennent de la scène. Duras, âge indéterminable comme toujours chez les icônes, et Depardieu, le jeune, sont assis autour d’une table, éclairés par un bouquet de petits abat-jour, de part et d’autre d’une table placée devant une fenêtre où scintille la nuit (touch de Bruno Nuytten). C’est Duras qui dit cette phrase, forcément. Sa voix ferme les finales en leur serrant le kiki, ravale ses mots à demi, elle parle comme en apnée. Ses phrases, pour ainsi dire, semblent tombées du camion comme on le dit des objets volés. Le camion, le bahut mastoc, on l’a vu au début du film, un gros 15 ou 35 tonnes à dix roues, masse imposante et opaque, monstre roulant. La femme d’« un certain âge » va monter dans le camion, s’asseoir à côté du chauffeur. Ils regarderont la route, finiront par parler, elle d’abord, elle toujours et parfois lui. On ne les verra jamais.
« Ç’aurait été un film... »
Duras dit encore quelques mots et Gérard Depardieu demande : « C’est un film ? » Duras : « Ç’aurait été un film. » Stop, fini, no film. Dans la déconstruction du récit, terme qui commence sans doute à être en vogue à l’époque où sort le film (1977), dans le bazar narratif, post-narratif, post-moderne, post-dramatique et ainsi de suite, Marguerite Duras qui nous avait déjà ensorcelés avec India Song va encore plus loin. Plus d’un spectateur, après avoir vu Le Camion, ne pourra plus voir un gros camion bâché de bleu sans penser au film.
Le Camion, c’est d’abord un dialogue entre un camion muet qui fait les trois huit sur les routes du Nord de la France et les cités et zones commerciales des Yvelines, et ces deux-là, la Marguerite d’un certain âge et le jeune Gérard, qui tout en disant-lisant le texte écrit sur des feuilles qu’ils tiennent entre leurs mains, vivent, le temps du tournage, une possible histoire d’amour.
Marine de Missolz ne commet pas la grossière erreur d’installer un camion sur la scène. Une voiture, c’est déjà le plus souvent ridicule ; un camion, ce serait grotesque. Mais elle cède à la tentation de monter des images d’un paysage qui défile comme on en voit dans le film. Cela veut sans doute constituer un pont, un clin d’œil, cela ne produit qu’un brouillage inutile. Car ni le paysage ni le camion n’ont besoin de béquilles. Ils sont là, on les voit : Sauvage disant le texte de Duras nous les fait voir. Et on la voit, elle, cette femme sans visage d’un âge avancé qui monte dans le camion, et, dans les yeux de Sauvage, on voit la lumière de la route éclairer le chauffeur et la passagère, on voit cette route qui « s’engouffre dans leur regard », on est saisi quand Duras la résume en un mot, « déclassée », que Sauvage lance comme une bouée.
Laurent Sauvage a une façon très personnelle d’expulser les mots, de les livrer par petits paquets, en en caressant l’épiderme pour mieux en faire dresser le poil et en espaçant ces blocs de mots (deux ou trois). On se love, on s’engouffre dans ces petites dépressions de silence, on y ramasse des images comme des signes de piste tombés d’une poche.
Et puis vient le moment où Sauvage offre à ses mots dits la discrète orchestration de ses bras. D’abord, le bras droit, et là ce bras droit dialogue avec celui similaire de Marguerite Duras dans le film. Duras en reste là ; Sauvage, acteur voué à mort au théâtre, poursuit avec l’autre bras, le gauche, et c’est à ce moment précis que l’acteur nous fait quitter définitivement les rives du film et du phrasé durassien (un ragoût à l’étouffé, délicieux) pour nous accueillir chez lui, hébergé provisoirement par Marine de Missolz.
« Ç’aurait été un spectacle... »
Cette dernière, outre son pari noblement gonflé de faire un spectacle avec ce texte d’un film qui raconte un film qui n’existe pas, et sa volonté de respecter le texte de Duras tout en s’en détachant, opte, en marge de l’enchantement Sauvage, pour plusieurs propositions dont on perçoit mal l’enjeu et l’intérêt.
Dans la cabine du camion, derrière et au-dessus des sièges, est allongée « une masse sombre », nous dit Duras ; c’est le deuxième chauffeur. « Il dort. Il aurait dormi pendant tout le film », écrit-elle. C’est une des plus belles phrases du Camion, une de celles qui laissent vraiment rêveur. On pourrait imaginer cela, par exemple : Laurent Sauvage serait ce chauffeur-dormeur qui rêverait le film qu’il ne verrait jamais en imaginant la rencontre entre son pote, le premier chauffeur, et cette femme, la déclassée d’un certain âge dont on ne sait rien encore et dont ne saura pas grand-chose de tangible.
Dans le spectacle de Marine de Missolz, le second chauffeur (Olivier Dupuy) ne dort pas et ce qu’il fait (il lui arrive de danser) tombe à plat. ll ne nous fait pas rêver. Il y a là comme une idée que l’on a eu raison d’essayer en répétition mais qui ne tient pas la route, c’est le cas de le dire. Cela reste comme une scorie.
Il en va autrement pour le personnage de Depardieu interprété par Hervé Guilloteau. Dans le film, Depardieu est constamment d’une humilité douce, bordé de féminité, il regarde Duras comme on approche un chat qu’on veut caresser en ayant peur qu’il ne se sauve. Marine de Missolz fait de lui un personnage de cow-boy, un peu vulgaire, râleur. C’est parfois drôle mais cela tourne court. Si bien que la constante complicité qui existe dans le film entre Gérard et Marguerite disparaît ; le spectacle est comme fissuré.
A travers « la dame », la femme d’un certain âge montée à bord du camion, Marguerite Duras exprime aussi son désamour de la politique. « Vous êtes du parti communiste français ? » demande la femme au chauffeur qui réplique : « ça ne vous regarde pas. » Duras en a été membre aux lendemains de la Libération comme ses proches Dionys Mascolo et Robert Antelme. Ils en ont vite été exclus, au début des années 50. Puis il y aura la mort de Staline, les événements de Hongrie, Prague (il est question de Prague dans Le Camion), mai 68 et ses lendemains aigre doux, etc. Il y a de la tristesse dans l’air de 1977, du désabusement, de la pose aussi. « Vous savez , Karl Marx, c’est fini », poursuit-elle. Elle fera usage du mot « prolétariat », elle répétera par deux fois « Que le monde aille à sa perte / Qu’il aille à sa perte ». Quarante ans après, comme ces mots venus des « temps anciens » sonnent étrangement dans la macronie ambiante…
Théâtre national de Strasbourg, du mar au sam 20h, sf le 23 à 16h, jusqu’au 23 septembre.
MC93 du 14 au 22 octobre.
TU de Nantes du 15 au 19 avril 2018.