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Billet de blog 13 octobre 2018

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Le Cap, Hebron et Pasolini, en trois lettres : FAB

Festival de la métropole de Bordeaux, FAB présente une programmation régionale et internationale. Catherine Marnas y inscrit le Centre dramatique avec « La Nostalgie de l’avenir » autour de Pasolini, titre qui pourrait convenir à la troupe sud-africaine du Baxter Theatre Centre et au nouveau spectacle de Winter family.

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Scène de "The fall" © dr

Ils sont sept comme dans les fables. Ameera Conrad, Oarabile Ditsele, Zandile Madliwa, Tankiso Mamabolo, Sizwesandile Mnisi, Sihle Mnqwazana, Celo Ratus. Ils sont même huit Sud-Africains si l’on compte Clare Stopford qui signe la mise en scène et, avec les sept, l’écriture collective de The Fall.

La statue doit tomber

Leurs noms à prononcer sont difficiles comme aurait dit Aragon, du moins pour un natif de l’hexagone, mais ils s’en fichent. Ils déboulent sur le plateau en commando, en chantant et en tapant des pieds. Ils semblent arriver droit de chez eux, avec leurs jeans blanchis et boudinés par la vie, leurs t-shirt fatigués, leurs pulls noués à la ceinture. Ils arrivent du Cap, des townships, de l’université. Ils sont gros, râblés, géants, homos, hétéros, trans ou bisexuels, ils sont un peuple noir et jeune. Le commando nous raconte une fable dont ils ont été les acteurs, les témoins et dont ils sont désormais les mémorialistes. C’est une fable que l’on lira plus tard dans les livres d’histoire quand on réécrira les vieux manuels car, bien que belle comme un conte, elle est vraie. #RhodesMustFall (Rhodes doit tomber) vous raconte tout par le menu.

Cecil John Rhodes est le fondateur de la Rhodésie, un gros bonnet qui a fait fortune dans les mines et qui a donné l’un de ses terrains pour qu’on y construise une université. C’est pourquoi la statue de cet homme blanc trône à l’entrée de l’université du Cap où les étudiants noirs ou de couleur sont largement majoritaires contrairement à la direction essentiellement blanche. Et ce qui devait arriver arriva : le 15 mars 2015, un étudiant noir qui en a ras la casquette des discriminations persistantes macule de détritus moins la statue du bienfaiteur que le symbole qu’elle représente. C’est le début d’un mouvement qui se propage vite : la statue doit tomber. Et tout ce qu’elle représente doit tomber aussi. Elle tombera.

Mais la lutte continue. Et dans bien des domaines. Le commando traite longuement de la question des frais universitaires et du logement des étudiants. Là, ils sont tous unis. Cela se complique dès lors que l’on aborde des questions comme celle des examens. Parmi les étudiants en médecine, certains refusent de suivre le mouvement de grève car l’Afrique du Sud a un urgent besoin de médecins. Tôt ou tard, le chant remet tout le monde d’accord, on chante mieux quand on est ensemble et les voix portent plus loin. Ainsi, avec succès, propagent-ils de par le monde (après Bordeaux, ils partiront pour Washington) la lutte qui continue le combat des jeunes et des étudiants noirs d’Afrique du Sud. Pour le Baxter Theatre Centre du Cap, le théâtre est d’abord une tribune où l’on s’adresse au public, face à lui.

Visite nerveusement guidée de H2-Hebron

Ruth Rosenthal est seule, mais elle n’est pas exactement sur une scène. Discrètement œuvre à l’écart Xavier Klaine, son complice avec lequel elle a fondé la compagnie Winter family après leur rencontre à Jaffa en 2004. Il est français, elle est israélienne, on se souvient que leur spectacle Jérusalem plomb durci avait gagné le prix Impatience en 2011 et avait tourné trois ans durant.

Ruth Rosenthal accueille les spectateurs, les invite à prendre place de part et d’autre d’une longue table noire. Ses sourires, son corps, tout en elle est crispé. Jusqu’au bout elle restera sur le qui-vive, nerveuse, agitée. D’une voix saccadée, mangeant les mots portés par un dispositif de micros performant, elle parle à toute vitesse. Elle nous dit que nous sommes à Hebron 2, que ce nom désigne la zone administrée par Israël dans cette grande ville palestinienne de 200 000 habitants, que la rue principale, Shuhada street, a été vidée de ses habitants palestiniens par l’armée israélienne, qu’y vivent quelques familles de colons juifs protégés par de nombreux soldats de l’armée israélienne. Elle nous invite à visiter H2.

Illustration 2
Hebron, la rue filmé © dr

Ruth Rosenthal et Xavier Klaine ont accumulé de nombreux témoignages et de tous les côtés. A commencer par une amie d’enfance de Ruth Rosenthal, mariée à un colon extrémiste. Ils vivent avec leurs dix enfants à Hebron dans une maison protégée par quarante soldats. Ils ont aussi interrogé et enregistré les voisins palestiniens de cette famille, mais encore des soldats israéliens, des observateurs internationaux, des militants de tous bords, des guides palestiniens et israéliens qui organisent la visite de la ville, etc. Cela commence comme une visite touristique dans un musée où on aurait reconstitué en miniature la ville, rue par rue, maison par maison. Et c’est ce que fait Ruth Rosenthal, elle assemble, élément par élément, la maquette de la ville en suivant la progression de son multi-récit et tout en manipulant un iPhone qui balance des sons.

Très vite, la visite tourne à la confusion. Dans la bouche de Ruth Rosenthal, tous les témoignages se succèdent de façon hachée sans que l’on sache qui parle. On change de camp comme de chemise, on cherche à comprendre, on n’y comprend rien, on est vite paumé. Et par là-dessus, on a chaud, on étouffe, bordel ! Alors, en levant la tête, on comprend que c’est exprès qu’au-dessus de nous sont disposées des résistances comme dans les élevages de poulet industriels, des résistances bien rouges qui entendent reconstituer la chaleur de Hebron tout comme l’emmêlement des voix entend reconstituer la situation inextricable qui y règne. Seul un petit film silencieux, nous montrant la rue principale d’H2 aux volets fermés, nous laisse un moment d’accalmie.

Dans H2-Hebron, le théâtre documentaire se fait immersif et participatif. Au fil de son débit chaotique, Ruth Rosenthal distribue à quelques spectateurs des premiers rangs des choses rapportées de Hebron comme autant de preuves. Le but, dit Winter Family, est que le spectateur, comme « transporté » là-bas, éprouve « le sentiment d’éreintement généré par une situation intenable », la chaleur rendant « la concentration difficile et pénible comme un très court instant [une bonne heure tout de même] passé dans la zone H2, comme une fin d’après-midi perdue à écouter un interminable cours d’histoire ». L’autre soir, non loin de Bordeaux, le spectacle accueillait pour la première fois un public français. Pour le spectateur que j’étais, resté assis sur sa chaise et sur son cul, c’était, effectivement, difficile, pénible, interminable.

On ne peut pas se passer de Pasolini

« Il y a peu d’êtres avec lesquels j’ai une connivence qui aide à penser et à voir le monde », dit Catherine Marnas qui dirige le TNBA, le centre dramatique national bordelais. Pier Paolo Pasolini est l’un de ces êtres. Elle se devait, tôt ou tard, d’y consacrer un spectacle car « sa vision intranquille du monde, son inscription “en contre” avec une profonde bienveillance me manque dans une époque où misanthropie et nihilisme semblent les seuls garants d’une lucidité réaliste », écrit-elle. Nous voici donc partis pour un dialogue post mortem avec Pier Paolo Pasolini à travers ses films, ses essais, sa poésie et les entretiens qu’il a accordés, en particulier le dernier, quelques heures avant son assassinat dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975. On aurait pu imaginer un spectacle intitulé « P.P.P », comme naguère Roger Planchon avait consacré un « A.A. » à Arthur Adamov incarné par Jean Carmet. Peut-être Stanislas Nordey s’y collera-t-il un jour. Lui non plus ne peut pas vivre sans Pasolini et il a beaucoup œuvré pour faire connaître son théâtre. Ce n’est pas le choix de Catherine Marnas.

A son dialogue personnel avec Pasolini, elle associe et superpose celui du philosophe Guillaume Le Blanc. Ce dernier va jusqu’à écrire des textes, des répliques comme « De quoi tu parles, mec » qui brouillent les pistes plus qu’elles ne les éclairent et organisent, là encore, la confusion.

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Scène de "La nostalgie de l'avenir" © Sébastien Husté

Le fil conducteur du spectacle, c’est le couple que forment deux personnages inspirés du duo Totò-Ninetto Davoli dans Uccellacci e Uccelini (Des oiseaux petits et gros), film de Pasolini, mais tout autant des personnages copiés sur les inséparables Vladimir et Estragon de Beckett (En attendant Godot). En la matière les originaux valent toujours mieux que de pales copies.

C’est ce que l’on constate d’emblée avec la première image du spectacle : une bagarre. Sur une scène de théâtre, une bagarre c’est toujours un peu et même beaucoup « pour de faux », c’est toujours un peu ridicule. Au cinéma, dans la poussière et le réalisme foncier de la caméra qui capte le réel, c’est tout de suite impressionnant. Et nous le prouvent les quelques secondes projetées de La Riccota, l’un des premiers films de Pasolini. (J’ouvre une parenthèse : prochainement, du 26 au 28 octobre, se dérouleront les sixième Rencontres Jacques Copeau dans sa maison à Pernand-Vergelesses sur le thème « Que se passe-t-il entre le théâtre et le cinéma » ; il y sera évidemment question, entre autres, de Pasolini, je ferme la parenthèse.)

Le spectacle tisse ainsi des liens, des interfaces entre les films du réalisateur italien et la scène. Quel plaisir de revoir brièvement Orson Welles dans La Riccota s’apprêtant à lire un poème fameux de Pasolini (« Je suis une force du passé / A la tradition seule va mon amour / Je viens des ruines, des églises, des retables / Des bourgs oubliés des Appenins et des Préalpes / Où ont vécu mes frères / J’erre sur la Tuscolane comme un fou... »). Ce film vaudra au cinéaste quatre mois de prison pour « outrage à la religion d’Etat ». Ces jugements et ces oukases dont le poète et cinéaste a été victime toute sa vie et que l’on croyait révolus, ce mot de fascisme qu’il n’écrivait jamais sans colère et que l’on espérait voir un jour cantonné dans les livres d’histoire, sont revenus en Europe, en Amérique du Sud, en Afrique, partout. Pasolini, ce nostalgique du passé, nous parle avec ses mots d’hier de notre présent, d’où le titre un peu tarabiscoté du spectacle, La Nostalgie du futur.

Le spectacle développe un autre thème cher à Pasolini : la disparition des lucioles. Le traitement est là plus réussi et donne envie de relire Survivance des lucioles de Georges Didi-Huberman (Les Editions de Minuit, 2009). Il sera également fait plusieurs fois référence (extraits) à un petit (par son épaisseur) livre de Pasolini, Poeta delle ceneri traduit sous le titre Qui je suis (Arléa). Une merveille. Je ne résiste pas à citer quelques lignes qui ne figurent pas dans le spectacle. Pasolini revient sur le dernier des trois recueils de poésie qu’il a écrits en même temps – Les Cendres de Gramci, La Religion de mon temps, Poésie en forme de rose (parus en traduction ensemble dans la collection de poche Poésie Gallimard) – pour y avoir « faussement abjuré l’engagement ». Et il poursuit : « je sais que l’engagement est inévitable, / et aujourd’hui plus que jamais. / Et aujourd’hui, je vous dirai que non seulement il faut s’engager dans l’écriture, / mais dans la vie : / il faut résister dans le scandale / et dans la colère, plus que jamais, / naïfs comme des bêtes à l’abattoir, / tourmentés comme des victimes, justement : / il faut dire plus fort que jamais le mépris / envers la bourgeoisie, hurler contre la vulgarité, / cracher sur l’irréalité qu’elle a choisie comme seule réalité, / ne pas céder d’un acte ni d’un mot / dans la haine totale contre elle, ses polices, / ses magistratures, ses télévisions, ses journaux. »

Dans le rôle de Pasolini qu’il endosse souvent, Yacine Sif El Islam se révèle un comédien très prometteur.

Ces trois spectacles étaient au programme du festival FAB (festival international des arts de Bordeaux métropole) qui se tient depuis le 5 octobre et s’achèvera le 24. Le festival se déroule dans une douzaine de lieux bordelais et autant de villes des environs. Le centre dramatique national fait en sorte qu’une création de la saison advienne pendant le festival FAB. Un soir, Alain Juppé est venu voir La Nostalgie du futur. Le spectacle lui a-t-il donné envie de lire les poèmes et de voir les films de Pasolini, celui que l’ami du poète assassiné, l’écrivain Alberto Moravia, surnommait le « communiste sentimental » ?

  • H2-Hebron, après la première française au festival FAB, le spectacle va tourner : Théâtre Nanterre-Amandiers du 13 au 16 oct ; POC d’Alfortville le 7 nov dans le cadre des rencontres Charles Dullin ; Festival du TNB à Rennes du 8 au 10 nov ; Centre culturel de La Chaux-de-Fonds les 17 et 18 nov ; Théâtre de Vidy-Lausanne du 21 au 30 nov ; CDN d’Orléans les 25 et 26 janvier ; MC93 Bobigny du 13 au 16 fév.
  • Reprise de Jérusalem plomb durci au POC d’Alforville dans le cadre des rencontres Charles Dullin le 6 nov ; MC93 Bobigny du 6 au 9 fév.
  • La Nostalgie du futur, TNBA Bordeaux, du mar au ven 20h, sam 19h, le 20 oct à 19h30, jusqu’au 25 oct ; Théâtre Olympia, CDN de Tours du 6 au 10 nov ; CDN de Thionville les 14 et 15 mai.

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