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Il y a longtemps (un demi-siècle , à vue de pays), venu de Marseille, Serge Valletti commença le théâtre par des solos. Écriture et interprétation. Puis il rencontra l’actrice Jacqueline Darrigade et ce fut le début de ses duos. Et puis arriva le temps des pièces plus amples avec un nombre respectable de personnages comme Le jour se lève Léopold magnifiquement créé par Chantal Morel en 1988. Et cela continua. Sur tous les fronts. L’acteur conseillant l’auteur, lui évitant écueils et bévues. L’œuvre devint aussi fournie que conséquente, associant drôlerie et tendresse. Le solo resta son jardin secret.
Un jour, je me suis retrouvé seul dans sa cave. Valletti proposait un spectacle pour un, au plus deux spectateurs. On prenait place sur une chaise, lui en face sur un autre chaise, sur le cageot à bouteilles, entre l’acteur et le spectateur, une bougie. Par pudeur peut-être ou par hommage, le texte dit n’était pas de lui mais de Samuel Beckett. Un bon quart d’heure plus tard, on remontait à la surface du monde et, sur le pas de porte, on se disait au revoir. Ainsi va Valletti.
Il y a douze ans paraissait ensemble chez L’Atalante, Sale août une pièce avec de nombreux personnages et John a-dreams, un solo. Un solo écrit pour un acteur : Patrick Pineau. Sous la dédicace « à Patrick Pineau », une citation de Shakespeare qui n’est pas des plus célèbres : « Ye,I, /A dull and muddy-mettled rascal, peak, / Like John a-dreams, unpregnant of my cause,/ And can say nothing ».
Des mots que dit Hamlet à la fin de la scène II de l’acte II. Le Prince du Danemark a parlé avec Rozencrantz et Guildenstern, puis avec son ami Polonius, il s’est mis d’accord avec la troupe des comédiens, tous sont sortis, il reste seul. Et c’est là dans le monologue qui clôt l’acte que Shakespeare mentionne un certain John a-dreams, personnage on ne peut plus éphémère du grand Williams puisqu’il n’apparaît que dans cette phrase dans le texte original. Car il disparaît dans les traductions françaises, chacune le traduisant par ce qui apparaît comme un équivalent en langue française.
« Moi, cependant, morne et misérable comparse Pierrot lunaire, défaillant à ma cause, je reste sans voix » propose André Gide. « « Mais moi, mais moi, inerte, obtus et pleutre, je lanterne comme un Jean de la lune, insoucieux de ma course et ne sais rien dire » propose Yves Bonnefoy. Et Jean-Michel Desprats : Or moi, canaille engourdie pétrie de boue, je languis comme un Jean de la lune, insensible à ma cause et ne dis rien ».
Foin des Jean de la lune, Valletti préfère s’en tenir à l’original au mystérieux John a-dreams. Et, à partir de ce nom intriguant et inspirant, il écrit un long monologue et l’offre à l’acteur, son ami Patrick Pineau. Ce dernier, après avoir lu le texte qui lui est dédié juge qu’il n’est pas prêt à le jouer, à figurer, à incarner John a-dreams. Trop frêle, trop jeune. Il manque de bouteille. Sans doute alerté par les mots qu’écrit Valletti dès la première page : « C’est le temps qui est passé sur mon corps et l’a ravagé peu à peu, l’a déconstruit, l’a rendu poreux ». Pineau juge qu’il pas encore l’épaisseur, le cuir, le vécu nécessaires pour affronter la bête. Le temps passe. Dix années et plus. Aujourd’hui, comédien considérable et charnu, il sent qu’il est prêt. Il s’y met, tache ardue, car mémoriser un tel texte aux mille ramifications et chausses trappes, est une gageure.
Sylvie Orcier dont il est proche, le guide en le mettant en scène et en signant le décor (éclairé par Christian Pinaud). Elle le soutient dans l’approche titanesque de ce texte, l’aide à chalouper ses déplacements et corseter ses humeurs Discrète, efficace, elle lui adjoint des apparitions suggérées, des silhouettes fantomatiques et des ombres projetées. Et le fait évoluer dans un décor double propre à ce personnage du dédoublement ; au fond le lit sommaire, à la face l’intérieur un peu fouillis d’un homme qui vit seul, seul avec son remugle de mots qui nous arrive par bourrasques. Un jeu capteur d’apparitions, un soliloque à tiroirs et à double fond : « Qu’est ce que je fais ? C’est ça ? Tu demandes ce que je fais ? Çà se voit pas que je suis en train d’écrire ? A qui ?Tu demandes à qui ? A qui j’écris?A moi ! Je m’écris à moi-même ».
John a-dreams erre dans son intérieur, divague, projette, rêve de « devenir neuf » ou bien « au bout de la nuit » faire sa valise et « sortir sans se retourner », aller « là où il y a le sable mouillé, entre deux parapets, le long de l’autostrade, sur une aire de repos ». Lui « le déperdeur ». Il fut un temps, raconte-t-il, où il était acteur. « Je rayonnais sur les scènes d’Europe ». « Tous ces gens » qui lui avaient dit « Toi tu devrais faire du théâtre ».
Bientôt tout se mêle, s’enchaîne, l’enfance, « le vieux chauve » qui lui caresse la queue. « C’est pas du théâtre, là ! C‘est la vie Ils appellent ça comme ça ! Ils te sucent la queue et après ils te trimballent dans les ordures ! ». Et puis Rome l’été 1961, la via Veneo en pente. Il y retourne quarante ans plus tard « l’odeur était restée la même ». Ici l ’ombre prégnante du « paternel». Là les vautours de la production qui lui volent tout « ses personnages , ses histoires, ses idées, ses gags et sa santé »
Et ça voyage . Florence, Istanbul, Lisbonne « sur le Tage, tartines de fado à la milanaise ». Sortir par le haut , « gagner ! Devenir un gagnant ! Imposer aux autres, leur tordre la vie, les mettre à leur niveau, leur éclater la tronche ! » Et aussi « Ne plus écouter les sales raconteurs d’histoires à la noix. Non. S’appliquer à dérouler sa vie d’un seul jet avec la sûreté du samouraï ».
Shakespeare, reviendra par la fenêtre : « Il est temps à présent de me venger ». Il est fait pour le rôle, mieux que d’autres « Mais le mieux , ils ne savent pas ce que c’est. Ce qu’ils veulent, c’est ceux qui ânonnent:Ah!na,na,na,na, ». Une dernière ruade : « Coquins! Filous! Faussaires de massepain ! Cambrioleurs d’amygdales ! Pourquoi j’hurle ? Ils me demandent pourquoi j’hurle? Ils la voient pas, alors ? Ils ne voient rien ? Il la voient pas la pourriture ? »
L’amour aura le dernier mot. John a Dreams revient vers le lit. Elle dort. « Lueur nocturne, elle est belle, simple, douce, je suis gagné par l’émotion ». Nous aussi. Quel texte ! Quel acteur !
Patrick Pineau a eu raison d’attendre que ce texte le rejoigne. Il est tout simplement prodigieux.
Théâtre des Bernardines à Marseille du par au sam jusqu’au 21 oct à 20h, sf mer 11 et 18 à 19h.