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C’est un tir groupé. Qui réunit un metteur en scène-musicien, Mathieu Bauer, amoureux d’un film, Shock corridor de Samuel Fuller, le cinéaste américain en persnne et le groupe 42 au complet , des acteurs sortis récemment de ‘École du Théâtre National de Strasbourg .
Du groupe 16 au groupe 42
Au Conservatoire national, on parle de « promotion » ; à Strasbourg on parle de « groupe ». L’excellente actrice Martine Schambacher faisait partie du groupe 16. Elle faisait aussi partie du jury restreint qui eut la tache délicate de choisir les élèves-acteurs de ce groupe 42 qui entrèrent à l’école quand Julie Brochen dirigeait encore le TNS et qui en sortirent sous la direction de Stanislas Nordey. Pas facile de traverser un temps chaviré, mais dans l’épreuve le groupe semble s’être soudé, cela éclate quand on les voit en scène, tous réunis, dans Shock Corridor.
Martine Schambacher aurait bien aimé travailler avec eux, mais cela n’a pas pu se faire, son emploi du temps était trop chargé alors, et aujourd’hui ils ne sont plus à l’école. Alors elle est venue les voir à Montreuil, et elle ne l’a pas regretté.
Mathieu Bauer qui dirige le Centre dramatique national de Montreuil a pu, lui, aller à Strasbourg travailler avec ce groupe 42. Beaucoup d’écoles font ainsi appel à des metteurs en scène, des acteurs, moins souvent à des auteurs pour animer des ateliers. C’est souvent l’occasion pour l’artiste invité de satisfaire une envie, d’amorcer un projet, d’essayer quelque chose. Cela peut devenir dommageable si le groupe devient le simple instrument du projet. D’autres « spectacles d’atelier », en revanche, tombent dans l’écueil inverse : l’artiste s’efface devant la mise en valeur du groupe, on ne voit plus qu’un chœur informe ou qu’un défilé d’individualités. Il faut trouver un équilibre, une relance réciproque et c’est ce qui se passe avec Shock corridor, un travail d’atelier qui est devenu un spectacle à part entière.
Folie et simulation
Le film de Fuller obsède Mathieu Bauer depuis longtemps, c’est un film un peu à part dans l’œuvre du cinéaste, un peu comme la pièce connue sous le titre (très raccourci) Marat-Sade dans celle du dramaturge Peter Weiss. Au cœur de ces deux œuvres : l’hôpital psychiatrique et son groupe de patients. Comment montrer la folie sur une scène ? Comment montrer un homme (journaliste) qui se fait enfermer volontairement dans un HP pour identifier le coupable d’un crime, et voit sa raison vaciller sous les électrochocs ? Comment, pour les acteurs, ne pas sombrer dans la caricature, les images standards et sottes de la folie ? Passionnantes questions d’école. Auxquelles le groupe 42 et Bauer apportent diverses réponses.

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Bauer a donné en pâture aux acteurs un bon baromètre : le premier film du documentariste Frederick Wiseman, Tittticut folies. Il aurait pu les emmener à la Borde ou leur montrer des films de Depardon. Dans le film de Wiserman, tout se passe dans une prison réservée aux aliénés et et surtout tout se termine par une revue musicale à l’occasion du nouvel an, ce qui n’est pas pour déplaire au musicien Mathieu Bauer.
Ce dernier se tient au fond du plateau tout au long du spectacle, assis derrière sa batterie et visiblement heureux d’être là, de concilier plusieurs pans de sa vie. A ses côtés : Sylvain Cartigny (claviers, guitare) qui a composé la musique et les chansons du spectacle, un des éléments clés de sa réussite.
Dernier élément : Samuel Fuller est là en personne, il parle de sa conception du cinéma, du tournage de son film, c’est une actrice qui tient le rôle, elle fume le cigare comme le cinéaste, cependant on passe du barreau de chaise au moins onéreux cigarillo. Fuller a joué comme acteur ou est passé comme cinéaste dans bien des films de réalisateurs, de Chabrol à Wenders ou Kurismaki, la liste est longue. Le spectacle commence par une séquence culte du cultisssime Pierrot le fou de Jean-Luc Godard (Bauer avait naguère signé une version théâtrale de son film Les Carabiniers). Lors d’une soirée chez Madame Expresso où on ne parle que par discours publicitaires, on suit Ferdinand dit Pierrot interprété par Jean-Paul Belmondo.
« En un mot, c’est l’émotion »
Verre en main et chapeau sur la tête, il s’approche d’un type âgé aux cheveux blancs qui, debout contre un mur, fume le cigare et sirote un verre. Il s’adresse à lui, lui demande ce qu’il fait, l’homme répond en anglais, une jeune femme blonde traduit : c’est Samuel Fuller, un producteur et réalisateur américain, il est venu à Paris pour tourner une adaptation des Fleurs du mal de Baudelaire. « Faut le faire, c’est bien », commente Ferdinand. Puis il pose une question : « J’ai toujours voulu savoir ce que c’était exactement, le cinéma ? ». Fuller répond en détachant les mots et la blonde traduit : « Un film, c’est une bataille... l’amour... la haine... l’action... la violence... et la mort... En un mot, c’est l’émotion. »
L’émotion du spectacle Shock Corridor est moins celle que procure la rencontre entre tel et tel personnage ou tel instant de l’histoire du journaliste ou tel épisode de la vie dans l’asile, que l’émotion douce et diffuse que procure l’ensemble que forme les acteurs du groupe 42, chacun à sa place et tous dans la lumière : Youssouf Abi Ayad, Éléonore Auzou-Connes, Clément Barthelet, Romain Darrieu, Rémi Fortin, Johanna Hess, Emma Liégeois, Thalia Otmanetelba, Romain Pageard, Maud Pougeoise, Blanche Ripoche, Adrien Serre. C’est un spectacle sans héros principal où tous les seconds rôles sont au premier plan.
A la fin du film de Fuller, une pluie violente s’abat sur l’hôpital psychiatrique et inonde tout, la foudre s’abat. Dans le spectacle, Fuller s’adresse à nous, il explique avoir voulu une fin qui implique la destruction du décor en sorte que les producteurs ne puissent pas lui demander de modifier la fin du film. Mais comment dire l’orage dévastateur sans avoir recours à la bande-son habituelle ? La solution surprenante de ces fous d’acteurs du groupe 42 tient dans un verre. La scène ouverte et multiple du spectacle Shock corridor ressemble à ce que dit Jean-Luc Godard du studio de cinéma dans son introduction à La Véritable Histoire du cinéma : « Ce qui peut arriver de mieux à un studio de cinéma, c’est qu’il ressemble à la fois à une bibliothèque et à une imprimerie : qu’il leur ressemble, et même, qu’il les assemble. »
Théâtre de Montreuil, salle Maria Casarès, 20h, jusqu’au 4 fév, matinée les sam 21 à 15h et dim 29 à 17h, 21h les 1er, 2 et 3 fév, relâche les 15, 22, 23 et 30 janv.