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Elle se tient debout devant son pupitre comme une conférencière. A gauche du pupitre, un épais tas de feuilles, à droite les documents. Des photos, des cartes, des graphiques avec des courbes, des statistiques. Sauf que non. Quand elle fait référence à l’un de ces documents, par exemple la photo d’une famille palestinienne ou tel contour d’un territoire occupé, elle se tourne vers le mur du fond, tout blanc et y jette une boulette faite de plâtre et de gaze qui, splatch, va s’écraser sur le mur.
Comment en est-on arrivé là ?
Au lieu de la « photo habituelle », de la « carte habituelle », par ce détournement de la boulette, Adeline Rosenstein ayant nettoyé notre regard, nous fait en quelque sorte mieux voir cette photo, ce plan que si on les voyait. (Je me souviens que dans un numéro des Cahiers du cinéma dont il était ce mois-là le rédacteur en chef, Jean-Luc Godard avait remplacé les illustrations aérant la mise en page par un cadre vide, barré de ces mots : « photo habituelle ».)
Sous ses constants aspects ludiques, portant sur l’épineux dossier de « la question palestinienne » et de ce qu’il en est aujourd’hui, le travail d’introspection documentaire d’Adeline Rosenstein est des plus conséquents. « Démêler puis refaire le nœud de « ce qui a bien pu se passer pour qu’on en arrive là » exige de la patience. « Dans le cas du conflit israélo-palestinien, le nœud est gros de plus de cent ans », écrit-elle.
Son spectacle reprend tout depuis 1799 et déroule sa pelote de laine de mouton en s’arrêtant à chaque nœud que l’Histoire a noué. Adeline Rosenstein a beaucoup lu, rencontré, réfléchi. Elle ne prend rien comme argent comptant, se méfie des discours, des traductions, des sites officiels, de la langue de bois, des intoxications, des manipulations, des postures, des aveuglements sur un détail, des généralités vaseuses, etc. De la conférence habituelle, elle déjoue les rites en y mettant les pieds. Du théâtre habituel, elle renverse l’armoire et jette aux orties les bouées de secours que sont le petit moment émotionnel ou la dramatisation d’un point hypersymbolique.
Plomb endurci
Et puis, elle n’est pas seule. Elle est entourée d’amies artistes et metteurs en scène (auprès de qui il lui arrive de faire l’actrice) : Léa Drouet, Céline Ohrel, Isabelle Nouzha. Et d’un acteur à la bille naturellement de clown, Olindo Bolzan. Sauf ce dernier, toutes sont habillés de noir comme Adeline Rosenstein. Ces corps bien dessinés dans l’espace blanc se livrent à une écriture de gestes ou de jeux scéniques a minima parfaitement réglés. La précision est aussi bien gestuelle que documentaire. Le côté récréatif des séquences collectives est une façon de relancer notre attention, de mieux appréhender ce qui va suivre.
C’est un travail de longue haleine, commencé au lendemain de l’opération « Plomb durci » sur Gaza en 2008. Issue d’une famille juive non pratiquante mais soutenant le projet sioniste, Adeline Rosenstein s’est engagée, depuis sa lointaine adolescence (elle est née en 1971), « pour la Palestine ». Elle a étudié à Genève les sciences humaines, est restée trois ans à l’école d’acteurs Nissan Nativ à Jérusalem, s’est forgée à la mise en scène à l’école Ernst Busch de Berlin. De nationalité allemande, elle vit actuellement à Bruxelles comme la plupart de ceux qui l’accompagnent dans Décris-Ravage. Ses spectacles précédents ou performances s’intéressaient à d’autres sujets pertinents comme les exilés juifs allemands en Argentine, l’histoire des discours d’experts de la traite des femmes, la main d’œuvre masculine d’Europe de l’Est à Berlin.
Décris-Ravage est construit par épisodes de trente à quarante minutes environ, depuis l’expédition de Bonaparte (premier épisode) jusqu’à 1948 (cinquième et sixième épisodes à venir). On peut voir actuellement les quatre premiers. Cela dure plus de deux heures et on trouve ça trop court tant ce spectacle qui n’en est pas un, cette conférence qui n’en est pas une, constituent jusque dans leurs piqûres de rappel et leurs piques ironiques, une fête de l’intelligence.
Bien qu’ils ne se connaissent pas, et viennent d’horizons forts différents, il y a chez Adeline Rosenstein un côté Grand magasin qui aurait plongé tête la première dans la politique, un cousinage amical avec Fanny de Chaillé et un copinage coquin avec aaalllliiicccceeetttsssooonnniiiaaa. Tous membres informels de la famille recomposée des beaux inclassables, lesquels sont souvent des femmes.
Ce spectacle était récemment au Centre André Malraux de Vandoeuvre (Nancy),
au Théâtre de la Cité internationale (Paris) du 31 mars au 3 avril,
au Théâtre de la Balsamine (Bruxelles) du 19 au 23 avril,
au Théâtre des Doms (Avignon) du 7 au 27 juillet,
au Théâtre de Vidy-Lausanne du 29 novembre au 3 décembre.