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Billet de blog 14 juin 2015

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Un village hongrois vu par un enfant et raconté par l’éblouissant Szilárd Borbély

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Illustration 1
© dr

Il est des livres dont on dit qu’une fois ouverts, on ne les « lâche plus » jusqu’à la dernière ligne. C’est le cas de La Miséricorde des cœurs de l’auteur hongrois Szilárd Borbély. Habituellement, c’est l’intrigue qui nous tient en haleine. Rien de tel ici. Ce qui nous tient en haleine, ce qui nous enveloppe dans ses rets magnifiques, nous entraîne sans retour, c’est le mouvement de la phrase portant la voix et le regard du narrateur – un enfant qui, vers la fin du livre, aura tout juste l’âge d’aller à l’école. Ce qui nous attire jusque dans sa noirceur et son fatalisme, c’est la description sensible, imagée que l’enfant fait de tout ce qui l’entoure à commencer par la vie des siens, une famille pauvre dans un pauvre village hongrois perdu là où la Hongrie, l’Ukraine et la Roumanie se touchent. Nous voici plongés au carrefour des années 60 et 70 alors que le pays vit sous la botte de Moscou et du collectivisme ; cependant, l’ancien temps, les vieux préjugés perdurent tout comme le bistrot, haut lieu des hommes.

Un poète perdu

Chronique d’une famille d’exclus où cohabitent des solitudes dans un monde fatigué et incurable, tel est l’éblouissant Miséricode des cœurs. Premiers mots : « Nous marchons et nous nous taisons. Vingt-trois ans nous séparent. Vingt-trois est un chiffre indivisible. Vingt-trois ne se divise que par lui-même. Et par l’unité. Voilà la solitude qui nous sépare. Impossible de la fractionner. Il faut la trimbaler en son entier. » 

La phrase avance, doucement, sans à-coup, nourrie de mots simples et beaux à la fois décrivant un monde impitoyable, dominé par la mère qui cherche coûte que coûte, au-delà des larmes, de la fatigue, du mari absent ou ivre, de ses envies de suicide, à maintenir une dignité, à faire en sorte que ses enfants, le narrateur et sa sœur aînée, aient les mains propres dans un monde sale, peuplé d’êtres avilis, médiocres, passifs. « Une société malade qui rend ses membres malades », écrivait l’auteur dans une lettre à Imre Kertész citée en quatrième de couverture. Kertész considérant Szilárd Borbély comme « le poète le plus prometteur et le plus perdu de la poésie hongroise, qui aurait pu prétendre à un grand et brillant avenir » s’il ne s’était donné à la mort le 19 février 2014, un an après avoir publié ce livre à l’âge de 50 ans.

Poète d’abord, mais aussi dramaturge (à quand la traduction de ses pièces ?), enseignant la littérature hongroise à l’université de Debrecen, Szilárd Borbély a connu un immense succès dans son pays avec La Miséricorde des cœurs. Sa pièce Pompes funèbres raconte l’histoire d’un double meurtre la nuit de Noël dans une petite ville hongroise. Elle fait référence à la mort tragique des parents de l’auteur assassinés dans leur village. La pièce a fait l’objet d’une mise en scène attachante d’Attila Vidnyanszky lorsqu’il dirigeait le théâtre de Debrecen.  

L’odeur de l’étranger

Les chiffres indivisibles obsèdent l’enfant tout au long du livre. « J’aime les chiffres qui n’ont pas de diviseur. Ils sont comme nous dans le village. Ils n’entrent pas dans le moule. » Le grand-père, côté maternel, était un militaire aux côtés de Miklós Horthy, le régent du royaume de Hongrie qui fricota avec Hitler, ce qui lui vaudra d’aller passer cinq années de « vacances » en Union soviétique. Le père de l’enfant déteste son beau-père : « un fasciste ». Les membres de la famille porte le poids de son passé. Le père est traité de « bâtard de koulaks » par le président du kolkhoze qui refuse de lui donner du travail. Naguère aisés, ils sont devenus « réprouvés », dit la mère qui souhaite fuir ce village peuplé de « paysans », terme qu’elle récuse pour les siens.

Un jour, l’enfant-narrateur se fait traiter de « sale juif » par des paysans du village. Pourquoi ? demande-t-il à sa mère. La réponse de la mère, celle de Szilárd Borbély dont elle est souvent le porte-parole, résume toute la force introspective de ce livre, roman vrai à peu de choses près, aux infinis méandres :

« Parce que pour eux, tous ceux qui ne meurent pas là où ils sont nés sont des Juifs. Ils sentent que celui qui va les quitter est différent. Ils sentent l’odeur de l’étranger sur la personne qui n’est pas comme eux. Ils ne supportent pas leurs congénères. Celui qui s’en va est un traître. Celui qui est différent aussi. Et celui qui veut être différent l’est aussi. Ils considèrent comme Juif toute personne qui se sert de son cerveau. Celui qui est plus intelligent qu’eux, c’est un Juif. »

La scène revient ailleurs avec une variante. « Pourquoi sommes-nous différents ? », demande l’enfant. « Parce que nous ne sommes pas d’ici », répond la mère. L’enfant : « Alors nous sommes juifs nous aussi ? » La mère : « Nous le devenons ».

Le crochet du mur

Le seul juif qui reste au village, c’est Mozsi. Un jour, il est revenu du Service du travail obligatoire et il n’a rien retrouvé. Ni parents, ni vêtements. Tous les juifs du village, dont ses proches, étaient morts dans les camps, embarqués sous le regard des paysans qui, très vite après leur départ, nuitamment, ont pillé les maisons. « Le village s’est rempli de secrets », écrit Szilard Borbély qui, dans ces pages noires autant que lumineuses, laisse au repos l’enfant-narrateur qui ressemble à l’enfant qu’il fut. Où avaient disparu les vêtements de Mozsi ? « Personne au village n’a pu lui dire. Et Mozsi ne l’a pas demandé. Il n’a pas demandé non plus où avaient disparu les articles de son magasin. Les meubles de la maison. Les livres de l’étagère. Le crochet du mur. Le linge de l’armoire. La miséricorde des cœurs. » 

C’est cette phrase qui est à l’origine du titre donné à la traduction française. Pourquoi n’avoir pas conservé le titre original : Les Dépossédés (ou « les démunis »), suivi de « Est-ce que le Messie est déjà passé ? ». Pourtant le messie est un autre motif récurrent du livre et conduit à un autre personnage, Messiah. Un réprouvé lui aussi, un différent, un Tzigane, un juif qui se tient « un peu à l’écart des Hongrois » et qui comme l’enfant-narrateur est habité par la peur. C’est l’histoire d’un village où « on appelle tous les chiens Tzigane ».  

Szilárd Borbély, La Miséricorde des cœurs, traduit du hongrois par Agnès Járfás, Christian Bourgois éditeur, 336 p., 20 €.

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