
Quelle plus belle langue que le portugais pour dire l’amour entre Antoine et Cléopâtre et la tristesse qu’en éprouvent les héros, pressentant que leur amour court à sa perte, pressentant aussi qu’un jour quelqu’un racontera son histoire ? C’est le genre de pensée qui vous picore amoureusement le vague à l’âme lorsque l’on sort de Antonio e Cleopatra écrit et mis en scène par Tiago Rodrigues.
La légende d’Antoine et Cléopâtre
Ce « quelqu’un », c’est Plutarque. Dans ses Vies parallèles, il consignera par écrit cette histoire portée par des siècles de tradition orale. Shakespeare en suivra le script pour écrire sa pièce Antoine et Cléopâtre en prenant bien sûr quelques libertés. Plus près de nous, Joseph Mankiewicz en fera un film somptueux avec deux monstres sacrés, Elizabeth Taylor (lire à ce sujet la biographie débridée et trouée de Jean-Paul Manganaro, Liz T., chez POL) et Richard Burton, ajoutant quelques kilomètres de pellicule à la légende.
Le metteur en scène portugais Tiago Rodrigues a lu Plutarque et Shakespeare, a vu le film, et puis il a fermé les livres, remis le dvd dans sa pochette plastifiée. Mais je raconte peut-être tout à l’envers en chavirant la chronologie comme Rodrigues le fait lui-même dans son spectacle. C’est sans doute en pensant à Sofia Diaz et Vitor Roriz, deux de ses amis danseurs qu’il a eu l’intuition de ce que pouvait être son Antonio e Cleopatra. Et qu’il a commencé à écrire, dans la proximité de ces deux êtres, quelque chose de difficilement définissable qui n’est pas une pièce mais est cependant porté par la scène, qui n’est pas seulement un poème mais en a la magie sonore. Quelque chose qui tient de l’écho et de la réminiscence, qui part du souffle pour arriver aux mots.
Tout se passe comme si une langue s’inventait devant nous, née pour dire cette histoire et qui mourra avec elle, à l’heure de la mort des deux amoureux qui voudraient être seuls au monde mais sont aussi les plus hauts responsables politiques de leur pays respectifs Alors l’Histoire ne les laisse pas tranquilles, elle fait à la fois leur malheur et leur grandeur. Chez Tiago Rodrigues, leur chant les transcende.
Jamais les corps d’Antonio et de Cleopatra ne se toucheront, seules leurs ombres chahuteront, brièvement, ensemble, dans un des moments pleins de grâce de ce spectacle d’une constante délicatesse. Bras en avant, sculptant l’espace, les deux danseurs-acteurs déchiffrent l’air, ils écrivent, décrivent l’autre, il parle d’elle, elle parle de lui. Plus tard, quand l’Histoire fera des siennes (quand Antoine reviendra au pays sous la menace d’Octave et, épousera la sœur de ce dernier, trahissant son amour pour mieux le retrouver en trahissant son pays), les rôles s’inverseront. Glissements et miroitements dans un perpétuel flottement que matérialise l’espace : un mobile à la Calder tout en reflets devant une toile peinte qui donne sur l’infinité du monde.
Si l’ensemble de ces données peut un instant déstabiliser le spectateur, très vite la magie des corps et des mots opère. Un double envoûtement progressif. Le théâtre est ici dépourvu de ses vains oripeaux. Pas de coups de théâtre, pas d’accessoire (tout juste un tourne-disque pour lancer la musique), pas d’incarnation, pas de scène. Deux corps en dialogue. Deux voix qui se répondent. Tout est à l’image du bracelet en forme de serpent que Cleopatra porte à son bras (la danseuse-actrice Sofia Diaz n’en porte pas mais Antonio y fait souvent référence) : comme lui, le spectacle n’en finit pas de s’enrouler sur lui-même.
Deux interprètes fascinants
La magie sonore de la langue portugaise alliée à une écriture fondée sur la réitération des vocables, à commencer par celle du nom des protagonistes, font que ces deux êtres dont les lèvres ne se toucheront pas ne cessent de s’étreindre, de s’aimer en racontant à deux voix leur histoire. Un chant d’amour.
Ecoutons Tiago Rodrigues : « Il ne s’agit pas vraiment d’une écriture de plateau, elle ne provient pas d’improvisations mais d’un dialogue, parce que les réponses à mes questions sur cette histoire ont toujours été données par Sofia et Vitor, deux interprètes que je trouve fascinants. » Ils le sont.
Tiago Rodrigues est un metteur en scène que l’on connaît encore mal en France. Il est le nouveau directeur artistique du Théâtre national de Lisbonne. Il a travaillé avec le tg STAN et en a gardé la manière de tenir en respect l’hystérie scénique et la nécessité de s’impliquer à mort dans ce que l’on fait. Il écrit (chansons, scénarios, poèmes, billets d’opinions), enseigne (chez Anne Teresa de Keersmaeker, notamment), produit (une série culte à la télé portugaise), joue, met en scène. Il a fondé sa compagnie Mundo Perfeito en 2003. On l’a vu l’an dernier au Théâtre de la Bastille à Paris avec un spectacle autour d’un poème, désarmant de connivence avec les spectateurs ; il y reviendra plus durablement la saison prochaine.
Ecoute le silence
Le silence que diffuse le disque que le Belge Benjamin Verdonck (que l’on connaît mal lui aussi) pose sur la platine après avoir soufflé sur l’aiguille est la meilleure transition que l’on puisse trouver pour évoquer maintenant son spectacle dont le titre a oublié de détacher les mots Notallwhowanderarelost. Pas un son, pas un mot non plus.
Seul en scène, Benjamin Verdonck tire littéralement les ficelles et fils d’un castelet qui s’apparente plutôt à un métier à tisser ou à une machine à jouer comme on en voit dans le livre de Nicola Sabbatini préfacé par Louis Jouvet, Pratique pour fabriquer scènes et machines et scènes de théâtre qui vient d’être édité en poche (chez Ides et Calendes). L’artiste organise des régates de triangles, des combats de couleurs, des acrobaties filmiques de son visage et des tours de magies. Tout cela sans se presser, avec un flegme communicatif.
Benjamin Verdonck commence par un numéro que seul un poète matérialiste pouvait inventer : comme faire tenir une chaise en équilibre sur deux de ses pieds, chacun posé sur une canette de Coca, les deux autres dans le vide étant contrebalancés par une bouteille de Ketchup pendue au bout d’un fil, tandis que sur le haut du dos de la chaise se tient un ballon de foot. Coton. Cela prend du temps et ce temps, Benjamin Verdonck le prend tranquillement. C’est un calme et c’est un spectacle qui nous calme. Quarante-cinq minutes de silence en Avignon, devant un type pas du tout énervé, ça fait du bien. A tous. Dans le programme, le spectacle est classé, pourquoi pas, « jeune public ».
Antonio e Cleopatra, Festival d’Avignon, salle Benoît XII, jusqu’au 18 juillet (sf le 16), en portugais sous-titré en français.
Notallwhowanderarelost, Festival d’Avignon, chapelle des Pénitents blancs, 14 et 16 juillet à 11h et 15h, 15 juillet à 11h, 15h et 19h.