jean-pierre thibaudat (avatar)

jean-pierre thibaudat

journaliste, écrivain, conseiller artistique

Abonné·e de Mediapart

1370 Billets

0 Édition

Billet de blog 14 septembre 2015

jean-pierre thibaudat (avatar)

jean-pierre thibaudat

journaliste, écrivain, conseiller artistique

Abonné·e de Mediapart

Serge Merlin retrouve Thomas Bernhard : une amitié amoureuse de trente ans

C’est une histoire d’amour. Il y aura bientôt trente ans, l’acteur Serge Merlin lisait la traduction que vient tout juste d’achever Michel Nebenzahl de la pièce de Thomas Bernhard « Le Réformateur ». Et il tombe amoureux. Tout à la fois d’une pièce, d’une écriture, d’un rôle, d’un auteur. Merlin ne quittera plus Thomas Bernhard.

jean-pierre thibaudat (avatar)

jean-pierre thibaudat

journaliste, écrivain, conseiller artistique

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Richard Schroeder

Sept fois Thomas Bernhard

En ce début des années 90, Serge Merlin venait de jouer avec maestria Le Roi Lear (rôle-titre) de Shakespeare et La Dernière Bande (soliloque) de Beckett dirigé par Matthias Langhoff. S’adresse-t-il d’abord à lui pour Le Réformateur ? Pourquoi son choix se porte-t-il sur André Engel, un metteur en scène avec lequel il n’a jamais travaillé et qui a pour habitude de travailler hors des théâtres ? Laissons ces mystères sans réponse puisque seul importe ce qu’il en advint : ce spectacle fut et reste un miracle.

Depuis sa création en langue française du Réformateur, Serge Merlin habite avec Thomas Bernhard. Il ne l’a jamais rencontré de son vivant, mais il possède un de ses gants offert par le frère de l’écrivain, lequel voue une admiration sans bornes à l’acteur. Après la création à la MC93 en 1991, Merlin a retrouvé plusieurs fois André Engel, et plus encore Thomas Bernhard, jouant cet auteur (pièces, récits) à sept reprises dans une sorte d’alternance personnelle avec Samuel Beckett (quatre spectacles), tout en recroisant Le Roi Lear, La Dernière Bande et donc, une fois encore, Le Réformateur.

Belle et productrice idée de mise en scène, Engel transpose la pièce au XVIIIe siècle, un siècle doué en philosophes. Le Réformateur (Bernhard ne lui donne aucun autre nom) a écrit un « Traité sur la réforme du monde ». A ses yeux, personne n’en a compris la portée, cependant le traité a été traduit dans 38 langues (diatribe du Réformateur contre les traducteurs qui ont « défiguré » son traité), succès planétaire qui lui a rapporté « des masses d’argent » lui permettant de vivre confortablement dans un cadre bourgeois (auquel le scénographe Nicki Rieti donne un look autrichien dans une version condensée de son décor de 1991).

Entrées et sorties de clown

Aux côtés du Réformateur, une femme. Compagne, servante, souffre-douleur, elle est aussi la femme de sa vie, celle qu’il n’a jamais voulu l’épouser mais dont il ne peut se passer. « Même sa laideur, j’ai pu m’y faire », dit le Réformateur. Quelle laideur ? Bernhard ne précise pas. Engel opte pour une tache de naissance lie de vin qui balafre le visage de la femme (excellente Ruth Orthmann). La compagne du Réformateur est le plus souvent silencieuse, lui ne cesse de jacasser, de râler, de réclamer. La solitude l’insupporte. Dès que sa femme sort, il la réclame et, quand elle claque la porte, c’est à un poisson rouge dans son bocal qu’il s’adresse. La pièce se construit à travers une succession d’entrées et sorties, grande vertu de l’efficacité clownesque.  

C’est pour l’acteur allemand Bernard Minetti que Bernhard avait écrit Le Réformateur (il écrira une autre pièce portant le nom propre de cet acteur, Minetti, que Merlin jouera en traduction), allant jusqu’à interdire que tout autre acteur l’interprète en langue allemande. Minetti est mort à 93 ans en 1998.

Merlin, acteur sans âge, saute comme un jeune cabri aux saluts. Espiègle, enjôleur ou vieux grigou, enfant hypersensible et vieillard puant à la fois, l’acteur sublime son rôle dans un jeu physique où le travail des bras et des jambes semblent faire fi de la position assise où le personnage se tient le plus souvent, où sa voix bondit de haut en bas et de bas en haut avec une sidérante facilité. Un Stradivarius au bois et aux sonorités hors du commun qui interprète la partition du texte en respectant de surcroît, mot après mot, les didascalies, on ne peut plus précises, de Thomas Bernhard.

Entre Molière et Beckett

Il faut saluer le travail de Chantal Da Costa qui a réalisé les costumes. Ceux conçus pour Merlin sont de véritables machines à jouer. En particulier le premier, une chemise de nuit (la première scène se passe tôt le matin) et le bonnet qui va avec. On pense à Michel Bouquet dans Le Malade imaginaire, et plus généralement on pense à Molière (le « mes nouilles » du Réformateur clignote avec le « mes gages » de Scapin). Mais on pense aussi à Beckett : « Je n’ai pas encore fait l’essai des béquilles aujourd’hui », dit le Réformateur, ou, plus tard, « combien de rats dans le piège aujourd’hui ? », des répliques qui font penser à l’auteur de Oh les beaux jours.

Serge Merlin, acteur hors-normes, fait le lien entre Molière et Beckett en passant par Thomas Bernhard. Ce n’est pas la moindre qualité de ce spectacle qui, par ailleurs, sert on ne peut mieux le rire dévastateur de l’auteur.

Théâtre de lŒuvre, 21h du mar au sam, dim 15h, 01 44 53 88 88.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.