
Agrandissement : Illustration 1

C’est une femme qui vient de loin. Qui revient. Elle bouge lentement. Elle porte en elle, dirait-on, des milliers de fardeaux. Enfouis. Suintant leur misère. Des chemins de peines, des douleurs innommables. Ses yeux nous disent l’effroi primitif, l’étonnement de vivre, la fatigue d’être. Sa bouche, ravagée de dents, s’ouvre, rien n’en sort. Ni chant, ni mots. Alors dans un silence lourd, une pénombre incertaine, accompagnant son regard – et quel regard, insondable parce que fascinant, fascinant parce qu’indomptable –, alors, apportée par on se sait quel vent, on entend la voix de Nina Simone.
Une infinie solitude
Plus tard viendra un homme. Nu. Il s’habille méthodiquement. Il se tient droit, fait tout très droit. On le verra parapher du courrier, prendre un verre, traîner une valise jusqu’à un aéroport, dîner. Il n’y a ni verre, ni bar, si maroquin, ni aéroport, ni restaurant. L’homme fait les gestes d’ouvrir un dossier, de

Agrandissement : Illustration 2

prendre un verre, de le boire, de manger. Il ne mime pas (bien que sa technique soit irréprochable), il est comme absent des gestes de son corps, l’ombre mécanique de lui-même. Il arrive que son corps de déleste d’un petit tas noir informe. Crapaud ? Boule d’angoisse ? Tumeur ? Quand il sort dehors (geste d’ouvrir une porte à peine esquissé), les bruits de la ville déferlent. Le métro new-yorkais, mais aussi d’autres espaces. C’est un voyageur.
C’est dans un bar qu’ils se côtoieront, ou se retrouveront, on ne sait. La femme d’en bas, l’homme d’en haut. On ne saura jamais ce qui les relie, peut-être rien d’autre que leur infinie solitude. Un drôle de bar que ce bar. Un vague renflement du sol, basta. Ils regardent devant eux. Trop tôt pour se faire face. Pas un mot, jamais. Plus tard viendront les regards, le toucher, le couteau. C’est comme une plaie qui suinte, un chant des pleurs ravalées. Entre-temps, l’homme au rat, le diable aux joues roses de sang, aura fait son entrée et sa sortie. Et toujours Nina Simone et puis Milton Nascimento et Mercedes Sosa.
Quels cris faut-il pousser ?
On sort sans mots de ce théâtre sans parole qui nous parle, ô combien. Nos mots viendront plus tard. Un à un. En marchant dans la nuit, j’ai pensé à ceux de Rimbaud. A ce brouillon pour Une saison en enfer titré « Mauvais sang » : « Allons, la marche ! Le désert, le fardeau, les coups, le malheur, l’ennui, la colère – L’enfer, là sûrement les délires de mes peurset [illisible] se disperse. A quel démon [je suis à] me louer ? Quelle bête faut-il adorer ? Dans quel sang faut-il marcher ? Quels cris faut-il pousser ? Quel mensonge faut-il soutenir ? »
Je me suis dit que Léos Carax aimerait ce spectacle. J’ai pensé encore à ce titre donné aux œuvres (peintures et mots) de Charlotte Salomon publiées récemment aux éditions Tripode : Vie ? Ou théâtre ?, ouvrage feuilleté peu avant dans une librairie. J’ai pensé à Antoni Rzasa qui, sa vie durant, à Zakopane (Tatras polonaises), sculpta dans le bois des christs douloureux sans jamais vouloir vendre l’une de ses œuvres, si bien que l’on entrait dans son grenier où dormaient ses œuvres comme dans une forêt touffue. L’Ogre et l’Enfant est un spectacle qui remue nos vies. Qui fait l’ogre ? Qui est l’enfant ?
« Sache qu’il n’y a rien à comprendre »
« Spectateur, avant tout, sache qu’il n’y a rien à comprendre. Nous allons essayer de te faire traverser des mondes », prévient le Théâtre Pôle Nord dans le mince fascicule distribué aux spectateurs. Quelle traversée !
Le Théâtre Pôle Nord est l’une des aventures les plus singulières et les plus radicales du théâtre dans la France d’aujourd’hui. Il se résume à

deux noms, Lise Maussion et Damien Mongin, deux acteurs qui faisaient partie naguère de la troupe réunie autour de Sylvain Creuzevault, aventure qu’ils ont quittée pour aller vivre et travailler en Ardèche il y a cinq ou sept ans. C’est là-bas qu’ils ont façonné ce spectacle (rejoints en cours de route par Jean Haderer) comme les précédents, à commencer par le foudroyant spectacle inaugural que fut Sandrine (lire ici). De cette terre du mensonge qu’est le théâtre, ils traquent la vérité en en bêchant le sol, là où ils vivent, loin des scories.
Chacun de leurs spectacles rebat les cartes, jamais les mêmes. « Nous sommes entrés en répétition avec deux désirs : créer des personnages qui ne parlent pas, et travailler à partir de chants de Nina Simone », disent-ils. Comme à chaque fois, ils ont présenté des étapes du travail à des spectateurs (copains, complices, voisins), dans un échange, ce que fait Peter Brook systématiquement en allant dans des lycées, des maisons de retraite. Ils rêvent de jouer ce spectacle dans des « espaces insolites », du musée à la salle de sport, « comme si cette histoire se racontait au milieu de nulle part, telle une apparition ». C’est ainsi que Lise Maussion et Damien Mongin nous reviennent. Fortes apparitions.
Théâtre du Soleil (Cartoucherie), du mer au ven 20h, sam et dim 16h, jusqu’au 24 janvier,
Les P’tites Envolées du Théâtre de Privas (Ardèche), du 28 janv au 14 fév,
Comédie itinérante de la Comédie de Valence dans les villages de la Drôme, du 1er au 24 mars,
La Mouche à Saint-Genis-Laval-Lyon, le 5 avril,
Théâtre de Vanves, les 12 et 13 avril.