Sa nuque apparaît là-bas, au fond, à peine. La tête se tourne vers la gauche, lieu dit du passé immémorial. Au bout du bras, il tient un miroir. Non : un livre. C’est tout comme. Le livre des livres. La pièce des pièces. La bible du théâtre occidental. Hamlet se regarde. Hamlet lit Hamlet. La brume fait son boulot, elle assure le tempo.
Dans la traduction sublime d’Yves Bonnefoy (sublime, oui, sublime parce c’est celle qui nous a fait entrer dans Shakespeare il y a longtemps par une porte dérobée) et, le plus souvent, dans la musicalité à la fois douce, roucoulée et heurtée, comme accidentée et venteuse du texte anglais, l’acteur Aidan Amore, que l’on découvre et qui nous sidère, lâche les mots comme des brassées d’oiseaux traversant la nuit à l’heure des migrations. Son visage pâle et grimé de blanc m’a fait penser à celui de Bob Wilson interprétant La Dernière Bande. Hamlet, c’est cela : une dernière bande.
Le livre qu’il tient est épais, gavé de lignes surlignées, de pages collées, tel un vieux bréviaire hérité d’une grand-mère anglo-normande. Il le feuillette comme on feuillette Les Fleurs du mal. Il est Hamlet, il est Gertrude, Horatio, Ophélie et les autres ; le livre est aussi bien le crâne du vieux Yorrick. Il tutoie les fantômes, les cadavres. Le théâtre est une école de cadavres.
La pièce des pièces est ici comme un verre brisé dont l’acteur ramasse un à un les morceaux. Certains morceaux, plus coupants que d’autres, trouvent le chemin du sang et des larmes. Cet Hamlet (chacun le sien) est comme en deuil de lui-même, sa folie est un masque, sa dernière parade, une pirouette.
Tous les spectacles d’Yves-Noël Genod célèbrent le crépuscule du théâtre. Tous les spectacles d’Yves-Noël Genod ont pour exergue ces premiers mot que dit la reine à son fils : « Mon cher Hamlet, défais-toi de cette couleur nocturne. »
But the show must go on. Alors, place aux facéties. Le fossoyeur (Aurélien Batondor) est un clone burlesque, un garde du corps élastique du « cher Hamlet ». Rozencrantz et Guildenstern (Ricardo Paz et Stefan Kinsman) sont des danseurs musclés qui sautent par-dessus un rectangle de tables blanches – qu’on aura tôt fait de recouvrir de noir – formant comme le chemin de ronde d’une forteresse mais aussi, dans sa froideur, ce dispositif évoque des tables de négociations où en haut lieu on décide des guerres et des paix. Hamlet s’en affranchit. Il est ailleurs.
C’est la quatrième fois qu’Yves-Noël Genod traîne du côté d’Elseneur. Il y reviendra encore et encore. Comme un voleur, un rôdeur.
Avant que tout ne commence, dans une robe noire de veuve éplorée, de diva en jet lag ou de pleureuse grecque égarée au Théâtre de Vanves, en hommage et en préambule à ce que va faire Aidan Amore et qui touche à la grâce d’un onagata (ces acteurs japonais qui jouent les rôles de femmes dans le théâtre traditionnel), Yves-Noël Genod nous a dit que cela durerait autour de deux heures et demi, que la langue anglaise de l’auteur serait très présente, qu’il n’y aurait rien à comprendre, mais tout à entendre, « entendre à travers les mots quelque chose qui n’est pas audible ». Il nous a dit aussi que le spectacle devrait se poursuivre en novembre prochain à l’Arsenic de Lausanne, qu’il durera alors « quatre heures, peut-être cinq ». Le festival Artdanthé est son jardin. Il se devait de s’y promener. En compagnie d’Hamlet. Qui d’autre ?
Hamlet Unlimited, d’après Shakespeare, ne se donne plus mais le festival Artdanthé au Théâtre de Vanves continue.