Festival d’Avignon : les larmes de « Saïgon » se ramassent à la pelle
- 15 juil. 2017
- Par jean-pierre thibaudat
- Blog : Balagan, le blog de Jean-Pierre Thibaudat

Le sable des amants désunis
Ces larmes-là (peu importe qu’elles coulent à flot dans la solitude d’un WC ou restent retenues comme les eaux d’un barrage au bord des yeux), on a beau les éponger, elles ne sèchent jamais complètement, comme ces fleurs oubliées dans un vase se souviennent dans leurs craquelures fanées avoir été pimpantes et fraîches et ne veulent pas voir leurs tiges devenues puantes dans un fond d’eau croupie. Les beaux spectacles, les spectacle inoubliables – et Saïgon en est un – mettent en joie, mais quand ils s’éloignent, quand on rentre chez soi, quand on se retrouve seul, commence cette délicate tristesse de l’oubli. On a tout aimé, on voudrait tout retenir de lui et déjà il est en voie de disparition, il s’émiette. Saïgon parle de cela à sa manière, de la façon dont la séparation avec un être aimé, un pays natal ouvre un gouffre à jamais non comblé, à jamais profond, une blessure non cicatrisable.
L’air ayant été quelque peu rafraîchi par le mistral, je roulais fenêtres ouvertes. J’ai branché France Culture. Une voix que je ne reconnaissais pas chantait « Les Feuilles mortes ». J’ai pensé que certains soirs on devait chanter cette chanson populaire dans le coin karaoké du restaurant vietnamien de Madame Anh Tran Nghia, lieu unique du spectacle Saïgon (scénographie Alice Duchange). C’était la voix de Lambert Wilson, en direct du musée Calvet à Avignon, nous expliqua Blandine Masson qui présentait l’émission. J’avais si souvent entendu cette chanson chantée par Yves Montand dans mon enfance que je m’étais raidi en entendant Wilson et pourtant j’avais toujours trouvé trop maniérée la façon dont Montand chantait les mots de Jacques Prévert sur la musique de Josef Kosma. Et pourtant j’aime ces dérives, comme Depardieu chantant son amie Barbara.
Il y a aussi de cela dans Saïgon. Plus encore, le spectacle ressemble à la chanson composée et chantée par Serge Gainsbourg à propos des « Feuilles mortes » (oh je voudrais tant que tu te souviennes...). Les « pas des amants désunis » de Prévert que le sable (la mémoire) efface, ce sont aussi tous les exils qui traversent le temps et l’espace dans ce lieu unique et parfois onirique – entre Wong Kar-Wai et David Lynch – du spectacle. Madame Anh Tran Nghia est une actrice amatrice d’occasion qui a longtemps fait professionnellement la cuisine dans un restaurant vietnamien et – qui sait ? – dans un restaurant peut-être appelé Saïgon comme il en existe des centaines en France (vérification faite il se nomme Escale à Saïgon).
1940, 1956, 1996...
La représentation convoque l’Histoire dans un désordre volontaire, mais tout est là. L’Indochine de la colonisation française ; le Vietnam devenu indépendant après la défaite de Diên Biên Phu en 1956 ; le départ des Français et des Vietnamiens qui ont pu avoir alors leur visa ; l’arrivée en France et ce qui s’ensuivit ; les Vietnamiens enrôlés par la France venus pour travailler dans des usines d’armements en 1940, usines ensuite passées sous le contrôle allemand avant que des bombardements alliés ne viennent les détruire, emportant la vie de ces hommes parlant mal le Français ou plutôt le parlant avec leurs mots ; l’année 1996 où les vieux exilés eurent enfin l’autorisation de revenir dans leur pays natal. De tout cela parle Saïgon, par bribes, par allusions. Dans un temps chaviré. Jamais par le biais de discours, toujours dans des situations concrètes.

Structuré et ponctué par le retour de la voix off narrative, le spectacle l’est aussi par les chansons d’amour chantées devant le micro dressé sur le podium (c’est là aussi que l’on prononce les discours les jours de mariage). Piaf, Christophe... Ces chansons sont des moments de confession diffractée, c’est saisissant, presque glaçant, là comme souvent dans Saïgon, on pense fort à David Lynch et non à Marguerite Duras comme on aurait pu s’y attendre. Ce spectacle est aussi, in petto, un percutant spectacle sur la colonisation (française) sans que ce mot ne soit jamais prononcé.
De Saïgon à Hô Chi Minh-Ville
On imagine bien sûr que Caroline Guiela Nguyen (qui signe la mise en scène et a écrit le spectacle avec les acteurs) a mis beaucoup d’elle dans ce spectacle nullement autobiographique, elle, la fille de « Viet khen », de Vietnamiens de l’étranger. Après plusieurs voyages au Vietnam et dans le XIIIe arrondissement parisien en compagnie d’un noyau d’acteurs fidèles (Caroline Arrouas, Dan Artus, Adeline Guillot, Pierric Plathier), elle a écrit un livre qu’elle a donné le premier jour des répétitions comme base de travail aux trois acteurs professionnels français et huit acteurs occasionnels vietnamiens, vivant en France ou venus de là-bas : Tri Truc Ly Huynh , Hoäng Lê, Phü Hau Nguyen, My Chau Nguyen Thi, Thi Thanh Thu Tô, Anh Tran Nghia, Hiep Tran Nghia. Il s’ensuit un étonnant feuilletage de langues et d’accents, de temps à autre complétés par des sous-titres. On ne comprend pas toujours tout, la torsion de la langue française est parfois forte, et c’est bien ainsi, car on comprend d’autant mieux ce qui se joue chez ces êtres entre deux pays, deux langues.
Enfin, outre les mots, nous échappent des questions qui restent non sans réponse mais comme suspendues : tout n’est pas dit, il y a des choses que l’on se saura jamais, nous dit la voix off. Ce dont je me souviens, c’est le dernier mot du spectacle avant que le spectacle ne s’éteigne d’un coup comme lors d’une panne de courant, et ce mot, c’est : « larmes ». Comme l’a montré Georges Didi-Huberman dans un de ses derniers livres, les larmes sont aussi des armes.
Créé à Valence, venu au Festival d’Avignon, Saïgon sera en tournée toute la saison prochaine : MC2 de Grenoble du 7 au 11 nov, Comédie de Reims les 6 et 7 déc, Odéon Théâtre de l’Europe du 12 janvier au 10 février 2018, puis CDN de Rouen, de Dijon, de Valence, Théâtre de la Croix Rousse à Lyon, CDN de Besançon, Théâtre national de Bretagne, CDN de Tours. Une tournée internationale est aussi en préparation.
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