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Le soir de la première d’Iphigénie en Tauride au Théâtre national de Strasbourg, circulait dans le hall où se tenait le traditionnel « pot » comme un air de bonheur. Simple, évident, embrassé. Il est des soirs où l’on sort d’une salle de théâtre, paisiblement comblé, et c’était une impression assurément largement partagée que j’éprouvais au sortir de cette pièce de Goethe nouvellement traduite par Bernard Chartreux et Eberhard Spreng dans la mise en scène de Jean-Pierre Vincent avec une distribution parfaite.
Essayons d’égrener ce bonheur.
« Parle franchement ! Tu sais que je tiens parole »
Plaisir de se retrouver au Théâtre national de Strasbourg où, depuis que Stanislas Nordey en a pris la direction, règne une atmosphère allègre et butineuse sans pareille comme la maison n’en avait pas connu depuis les années où, justement, Jean-Pierre Vincent en était le directeur et s’était entouré, comme le fait Nordey à sa manière, d’une équipe artistique.
Plaisir de retrouver dans la distribution du spectacle, Alain Rimoux – il était un des acteurs permanents de l’époque Vincent –, dans le rôle, très attachant parce que très humain, du roi Thoas qui, malgré son âge avancé, est amoureux de la jeune Iphigénie mais n’abusera pas de ses pouvoirs royaux pour arriver à ses fins. Son dernier mot (qui est aussi celui de la pièce), un pudique « adieu »à peine soufflé, presque ravalé, résume le personnage et l’art de l’acteur qui l’interprète.
Plaisir de retrouver Vincent Dissez, « acteur associé au projet du TNS » de Nordey, qui n’a rien oublié de ses années passées auprès de Didier-Georges Gabily, un être que l’on pressent doué pour les cicatrices intérieures et qui donne au personnage d’Oreste toute sa complexité, exacerbant ses errements y compris corporels, trouvant la juste voie de l’expression de sa folie lorsqu’il s’adresse aux fantômes qui l’assaillent, en se tenant de la plus simple des façons devant nous, non en regardant le public mais dans sa direction, toisant ce gouffre d’air noir gros de toutes les visions possibles.
« Je le verrai. Ô mon cœur, espère ! »
Plaisir de retrouver Cécile Garcia Fogel dans ce rôle magnifique d’Iphigénie que Goethe semble avoir écrit pour elle, pour sa voix grave aux inflexions magiciennes s’accordant étrangement à son corps de frêle femme qui a connu la maternité mais qui, sur scène, renoue avec des tressautements adolescents et un talon ailé, faisant confiance à son instinct animal qui la conduit à se réfugier contre la pierre où l’on sacrifiait les étrangers ayant pénétré en Tauride (l’actuelle Crimée), barbarie dont elle a réussi à endiguer le cours.
Avec la complicité de Goethe, elle fait d’Iphigénie un personnage de femme à la fois douce et déterminée, inquiète et tenace, une infirmière des âmes meurtries par le destin ou aux charges trop lourdes, une femme rétive aux mensonges ces agents secrets des mâles stratégies, à la fois savante et innocente. Par deux fois, elle lance ses bras en l’air dans un désordre de gestes troublants : elle ne veut pas crier, alors son corps crie pour elle. Magnifique. Plaisir aussi de lire dans le petit opuscule distribué aux spectateurs qu’elle entretient une belle complicité avec l’acteur

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Pierre-François Garel qui joue le rôle de Pylade, acteur fin et beau personnage. Pylade ici est à Oreste ce que Philinte est à Alceste. Et je m’en voudrais de ne pas citer le dernier acteur, Thierry Paret, parfait dans le rôle d’Arkas, celui qui fait la navette entre le roi Thoas et Iphigénie.
Plaisir de retrouver Jean-Paul Chambas qui signe le décor. Comme Alain Poisson (lumière), Patrice Cauchetier (costumes) et Bernard Chartreux (dramaturgie), Chambas accompagne Jean-Pierre Vincent depuis des lustres. Une équipe soudée, fidèle, inamovible qui a pu parfois tomber dans la routine mais qui, ici, renoue avec une productive complicité. Je me souviens qu’en 1989, Vincent avait signé une trilogie grecque (deux pièces de Sophocle, une de Chartreux). Un an auparavant, Chambas avait effectué un voyage en Syrie à Damas, à Alep, à Palmyre. C’est là-bas qu’il avait « trouvé » son décor et aujourd’hui celui qu’il signe pour Iphigénie en Tauride porte l’écho de ces paysages de pierre aujourd’hui ruinés. Justes, ô combien, ce caillou, ce reste de colonne, cette virgule d’amphithéâtre, ce « petit bois » dont parle Goethe devenu un arbre stylisé plat et noir comme une ombre chinoise adossé à une mer vert sombre. Juste encore ce sol peint à grands gestes colorés. Tous ces éléments sont cadeau pour les acteurs.
« Ne réfléchis pas ; cède à ce que tu sens. »
Plaisir de découvrir une pièce dont j’ignorais, comme beaucoup, l’existence. Plus sûrement que le nuage de Tchernobyl,cette pièce de Goethe s’est arrêtée à la frontière. Au-delà, tous les écoliers la connaissent. Je vivais en Russie lorsque Klaus Grüber est venu d’Allemagne la présenter à Paris avec un décor de Gilles Aillaud. Eternel regret.
A la fin d’Iphigénie à Aulis d’Euripide, au moment où le couteau du prêtre s’abat sur le cou d’Iphigénie sacrifié par son père Agamemnon pour que les vents poussent ses navires devant de Troie, s’accomplit un « prodige ». Le couteau s’abat, mais c’est une biche qui gît sur le sol, « palpitante » près de l’autel de la déesse inondé de sang. La « fille »s’est envolée « parmi les dieux » (traduction Jean et Mayotte Bollack, édition de minuit).
La pièce de Goethe commence un peu plus tard. La Tauride a remplacé Aulis, Iphigénie est la prêtresse et la gardienne du temple de Diane, la déesse qui, chez Goethe, l’a sauvée. Elle ne sait rien de ce qui s’estpassé, rien de la guerre de Troie ni ce qui s’est ensuivi, le meurtre d’Agamemnon par Clytemnestrepuis celui de cette dernière et d’Egisthe par son petit frère Oreste. De son côté, le roi de Tauride, Thoas, ignore l’identité de cette prêtresse venue d’ailleurs. Mais nous, spectateurs, nous savons, nous avons appris à l’école l’histoire des Atrides. Goethe joue avec cette connivence culturelle. Ainsi attendons-nous la scène où, dans l’un des deux étrangers, Iphigénie reconnaîtra son frère Oreste et là, ce diable de Goethe joue à nous surprendre. Seule femme dans un monde d’hommes guerriers, Iphigénie est celle qui parvient à la paix sans rien planifier, celle qui par deux ou trois fois tend le bras vers l’autre, lumineuse femme des Lumières.
Plaisir encore de retrouver un Jean-Pierre Vincent qui ne cherche pas à se raccrocher aux branches d’une inconstance modernité (il ne l’a jamais fait) en nous offrant du théâtre dans son plus simple appareil, sans micro HF, sans vidéo, sans effets spéciaux, sans hystérie du jeu. Et, ce qui ne gâte rien, en servant une pièce dont la fin qui n’est pas tragique, oscille entre bonheur et mélancolie. Plaisir enfin d’imaginer que ce spectacle est une offrande faite par Jean-Pierre Vincentà la mémoire de Klaus Grüber.
Théâtre national de Strasbourg, 20h, dim 16h, jusqu’au 25 sept sauf les 18 et 19,
Théâtre du Nord, Lille, du 5 au 9 oct,
Théâtre du Gymnase, Marseille, du 11 au 15 oct,
Le Granit, Belfort, les 3 et 4 nov,
Théâtre de Caen, du 9 au 11 nov,
Comédie de Genève, du 15 au 19 nov,
Théâtre de la Ville, Paris,du 23 nov au 10 déc.
La traduction des deux versions de la pièce (prose et vers) par Bernard Chartreux et Eberhard Spreng vient de paraître à L’Arche, 168p., 15€.