
En 1989, dans une conférence, Claude Simon répond par avance à ceux qui lui posent la sempiternelle question « Pourquoi écrivez vous ? » et ajoutent « Pourquoi des romans plutôt que des pièces de théâtre ou des poèmes ?». Le futur prix Nobel de littérature répond :« le roman étant un genre hybride, mal défini et où l’on peut mettre à peu près n’importe quoi, c’était là le seul domaine où il est permis sans avoir au préalable été obligé d’accumuler des connaissances spéciales ». On pourrait lui rétorquer qu’un auteur qu’il chérit comme Tchekhov (qu’il cite dans cette même conférence aux côtés de Dostoïevski, Conrad, Proust, Joyce, Kafka et Faulkner) n’avait sans doute pas plus que lui de « connaissances spéciales ».
Dans L’invitation, livre merveilleusement caustique où il relate l’invitation qui lui a été faite au temps de Gorbatchev, ainsi qu’à quatorze autres personnalités dont plusieurs écrivains célèbres comme Arthur Miller (jamais nommé autrement que «le second mari de la plus belle femme du monde »), groupe invité à l’initiative de celui que Simon surnomme « le Tolstoï d’Asie centrale » (l’écrivain Chinguiz Aïtmatov), l’écrivain relate une soirée passée au Théâtre d’Art de Moscou dont l’emblème est une mouette où la délégation assiste à une représentation d’une pièce de Tchekhov. Simon n’aime guère le spectacle mais évoque affectueusement l’auteur, « le doux myope promenant sa mélancolie , sa maigreur, sa barbiche , ses lorgnons et ses poumons malades sous les palmiers et les ombrages des stations thermales ou balnéaires d’un bout à l’autre de l’Europe malade elle-même, raturant chaque réplique, chaque silence,ne laissant subsister sur ses feuilles des rôles qu’il confiait aux acteurs que des indications de murmures, de chuchotements.. »
Claude Simon était très curieux de la Russie. Il y alla une première fois en 1937 avec un ami avant d’écrire ses premiers livres. Il y retourna plusieurs fois. Dans Nord , un texte aussi court que magnifique, il se retrouve dans l’extrême nord de la Russie chez les éleveurs de rennes. On lui propose de rencontrer un « vieil homme » qui pourrait lui raconter comment, à l’entrée de l’hiver, on rassemble les rennes. Il décline. « Je pensais que le vieil homme avait droit au silence à la paix là-bas au bord du vieux grand fleuve qui coule lentement vers les océans glacés. »
Mais revenons au théâtre. Il passe, ça et là, dans ses romans, à la lueur ou à la faveur d’une métaphore. Ainsi dans Le vent (premier livre en 1957, après quatre autres, où s’affirme son écriture), on peut lire « Comme si , dit-il, la lumière avait brusquement manqué avant la fin d’un acte, au milieu d’une réplique, et puis le régisseur paraissant sur le devant de la scène, mais tenant de ses deux mains le rideau derrière lui, disant « c’est fini/ Allez-vous -en » et pour bien le prouver rouvrant le rideau et qu’au lieu du décor à l’instant d’avant, au lieu du palais, du temple, il n’y eût déjà plus que la scène nue, le mur gris et sale du fond, le vide , et seulement un machiniste accoté au mur, attendant que le public se décide à s’en aller pour éteindre les dernières lampes ».
Quarante ans plus tard, dans Le jardin des plantes (Claude Simon habitait dans un appartement donnant sur la place Monge), il assiste à une discussion après dîner au Park hôtel de Calcutta « entre Roger C » (Caillois?) et le metteur en scène « Antoine V. » (Vitez) sur la façon dont doivent être dits les alexandrins, et prouvant leurs dites contradictoires en scandant de longues tirades des pièces de Racine. Les derniers dîneurs s’en vont, la discussion continue.Simon: « Maintenant, dans un décor victorien d’un luxe effrité, alternaient les pleurs d’Iphigénie, les confidences de Phèdre et les fureurs de Pyrrhus écoutés par le petit auditoire des serveurs fatigués aux visages couleur de bois attendant tout près de l’office et donc timidement , de temps à autre, sans bruit, se délaçant sur la pointe des pieds » attendant que leur chef éteigne les lumières.
On pourrait citer d’autres exemples comme ce spectacle de clowns qui traverse son roman Triptyque (1973), mais venons-en à sa seule pièce, La séparation. Une pièce issue de son roman l’Herbe (1958) qui suit Le vent (1957). Non une adaptation, une pièce à part entière même si des phrases entières de L’herbe sont reprises dans La séparation.
La pièce a été créée en 1963 à Paris au Théâtre de Lutèce, un théâtre privé qui se situait au 28 de la rue Jussieu, dirigé prioritairement par Jean-Marie Serreau et financé par Lucie Germain. Le théâtre de Lutèce avait été ouvert en 1956 et devait fermer en 1969 après avoir accueilli de belles créations, citons La pensée d’après deux nouvelles de Léonid Andreiev, premier spectacle de Laurent Terzieff, La maison d’os de Roland Dubillard dans une mise en scène de l’auteur ou encore la création en français de la pièce de Jean Genet Les nègres par Roger Blin. Et donc, en février 1963, sur la petite scène du Lutèce, La séparation de Claude Simon dans une mise en scène de Nicole Kessel .
La pièce met en présence un jeune couple, Georges et Louise, en déliquescence (elle est sur le départ) et un couple de personnages âgées, Sabine et Pierre (les parents de Georges) se supportant mal (elle boit, il meut difficilement son corps vieux et lourd, après avoir eu des tas de maîtresses) ainsi qu’une très vieille femme garde malade, « contrefaite et bossue » note Simon, qui veille sur une vieille femme en train de mourir dans une chambre hors champ.
Cette vieille personne, c’est la tante Mie (Marie) si chère à Simon -dont les livres de comptes, notés patiemment, année après année et conservés avant d’être légués, comme des bijoux, à Claude-, occupent une place non négligeable dans le roman comme dans la pièce, comme dans la vie de Claude Simon. Son père est mort au front à la guerre de 14 alors qu’il venait de naître, sa mère est décédée d’un cancer alors que Simon n’avait que douze ans, tante Mie est l’une des deux tantes qui accueilleront l’enfant Claude chez elles pour les vacances d’été. Tante Mie à la mort de sa sœur, vendra tout (léguant tout à Claude Simon) et viendra se réfugier (à la faveur de la guerre) dans la famille près de Perpignan. Dans l’édition de La séparation, figure une photo de cette femme assise à côté du jeune Claude en 1948, dans le domaine familial. Tante Mie est comme l’ombre qui traverse la pièce comme le roman et d’autres romans de Simon qui n’a de cesse de puiser dans sa famille et sa propre vie, jusqu’à un ancêtre figure de la Révolution française, dont des écrits sont retrouvés miraculeusement derrière un mur .
La Séparation porte bien son titre : d'un ôté le jeune couple est au bord de la rupture (Louise va partir, elle fait ses bagages) et de l'autre vieux couple, Sabine picole et le volage Pierre veut faire chambre à part. Une simple cloison sépare les salles de bain des deux chambres où tout se passe. Cet espace double était déjà un espace récurrent du roman L’herbe que la pièce radicalise en en faisant son espace unique et en radicalisant l’interface: acte un, dans la chambre de Georges et Louis, acte deux, dans la chambre de Pierre et Sabine
A la création, le jeune couple était interprété par Nicole Kessel (qi, qui signait la mise en scène) et Marc Eyraud, le vieux couple par Marcel Journet et Alice Cocéa (star plutôt boulevardière de l époque) , la bonne par Laure Chevalier , le décor était signé Mayo. La réception de la pièce par la critique fut honorable, voire bonne. Mireille Calle-Gruber ( qui, selon la volonté de Claude Simon, veille sur le droit moral de l’œuvre) raconte dans Claude Simon, une vie à écrire (Seuil) et dans la postface de la pièce éditée, comment l’écrivain assista incognito à la première du spectacle et en fut déç , cependant « Michel Deguy et Roland Barthes diront du bien de ce texte » écrit encore Mireille Calle-Gruber sans toutefois les citer.
Les éditions de Minuit ne publièrent pas le texte, lequel de ne devait paraître qu’en janvier 2019 aux éditions du Chemin de fer avec une importante postface de Mireille Calle-Gruber laquelle précise que Claude Simon a gardé tous ses archives concernant La Séparation, (il a détruit beaucoup d’autres choses) aujourd’hui déposées à la bibliothèque Jacques Doucet. Cependant, et de façon incompréhensible, ce texte ne figure par dans les deux tomes des œuvres complètes de Claude Simon parues dans La pléiade. .
C’est donc cette pièce exhumée de l’oubli qu’Alain Françon s’apprête à mettre en scène ayant demandé, avec raison, à Mireille Calle-Gruber d’être à ses côtés lors des répétitions. Une distribution qui fait rêver : Léa Drucker (Louise), Pierre-François Garel (Georges), Catherine Hiegel (Sabine), Alain Libolt (Pierre) et Catherine Ferran (l’infirmière). On a hâte.
A partir du 23 sept aux Bouffes Parisiens.
« La séparation » est parue aux Éditions du Chemin de fer en janvier 2019.