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Billet de blog 15 octobre 2025

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Pour qui sonne le KnAM ?

Le KnAM, compagnie russe en exil présente, en russe mais aussi en français, son nouveau spectacle au titre en anglais basique: « I’m fine ». Bouleversant, il va sans dire. Un spectacle créé à Lyon sous les ailes fidèles du Théâtre des Célestins et du Festival Sens Interdits. Mais après ? Comment continuer, rebondir ? « I’m fine » pose en creux la question

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Illustration 1
Scène de "I'm fire" © Julie Chreki

Plusieurs fois, au cours du spectacle, des corps s’acharnent à émerger d’une bâche en plastique dans laquelle ils sont emmaillotés et enserrés. Comme s’en défaire ? Comment sortir de là, la tête haute ? Comment ne pas se laisser étouffer ? Comment lutter contre l’insaisissable ? Comment faire face ? Ce sont là des questions existentielles que se pose le théâtre KnAM interdit de Russie

Les actrices et les acteurs finissent par faire une boule de la bâche et de l’évacuer en coulisses. Théâtrale mais précaire victoire car, le lendemain, à la représentation suivante, la, si l'on peut dire, sisyphéenne bâche reviendra pour les étouffer et le combat recommencera jusqu’au cri final « I’m fine » lancé tout à tour par Dmitri Bocharov, Irina Chermousova, Vladimir Dmitriev, Egor Frolov, Liudminova Smirnova, tous russes sauf la française Bleue Isambard, traductrice proche du KnAM ( nom formé à parti de celui de la ville d’où ils viennent, proche de Vladivostok, Komsommolsk na Amyr) depuis de longues années et désormais se mêlant sur scène avec eux, devenue ainsi « actrice traductrice ».

C‘est peu dire que l’union fait la force de ce groupe d’exilés malgré eux autour de ce sacré bout de bonne femme qu’est Tatiana Frolova. A la fin du spectacle, la blonde et petiote Tatiana descend de la régie, pour rejoindre la troupe et saluer tous ensemble . C’est elle qui a eu l’idée de donner ce titre bravache au spectacle I’m fine et, bien sûr,elle ne l’est pas, « fine », comment saurait-elle l’être ?

Au lendemain de l’entrée des troupes russes en Ukraine et en s’y opposant publiquement, d’un commun accord, les artistes du KnAM ont quitté précipitamment leur ville de Komsomolsk sur Amyr au nom mensonger (puisque construite par les zeks, les prisonniers du Goulag) , quittant du même coup leurs proches, leurs amis russes et nanaïs (l’un de ces petits peuples de Russie entravés dans leur langue et leur culture par le pouvoir soviétique), leurs morts et d’abord leur théâtre, minuscule et immense de 24 places.

Arriver à Lyon et s’y installer -avec les aides des théâtres, de la ville et de la région- ne fut simple pour aucun membres du KnAM. Apprendre la langue, vivre dans un tout autre environnement et coupé de ses repères, craignant chaque jour un peu plus que cet exil soit sans retour, essayant de retrouver des gestes comme celui d’acquérir et de soigner une plante, d’acheter un miroir, de se couper les cheveux, tout cela traverse I’m fine.

Être là, essayer de s’intégrer ad minima sans pour autant oublier tous ces amis, connus ou pas, emprisonnés en Russie parce qu’ils ont osé dire qu’ils étaient opposés à la guerre en Ukraine, des amis qui sont parfois des collègues comme Jénia Berkovitch et Svetlana Petriïtchouk, des artistes, des auteurs, tous ces visages viennent régulièrement s’afficher sur un écran au dessus de l’aire de jeu tout au long du fil noueux d’ I’m fine , et, bien sûr, en se souvenant aussi de Navalny, assassiné dans une prison sur ordre de Poutine Le spectacle est comme une suite, voire un épilogue du précédent Nous ne sommes plus créé il y a deux ans juste après leur arrivée en France , déjà au Théâtres Célestins et, toujours, dans le cadre du Festival Sens interdits.

I’m fine est un spectacle qui manifeste autant leur solidarité avec la Russie emprisonnée ou exilée que l’impuissance du KnAM, pour l’heure, à passer à autre chose. I’m fine est le lamento d’un impossible oubli et le regard aveugle d’un imprévisible futur. Il se peut que ce spectacle, le premier dont le titre ne soit pas en russe, amorce, dans son adieu foisonnant, un tournant. « Que faire ? » l’éternelle question russe, attend le KnAM au pied de son proche avenir.

Un livre qui vient de paraître réunit les textes des trois derniers spectacles du KhAM. Il s’achève par un entretien avec Tatiana Frolova laquelle conclut  : «  Beaucoup de choses sont changé. Il faut apprendre une nouvelle langue, trouver un nouveau contact avec le public. Mais ma fascination pour l’art est restée intacte. Peut-être même est-elle devenue plus intense : après tout je n’ai plus de pays, je n’ai plus que l’ART, ma maison et mon refuge, qui ne figurent sur aucune carte du monde ».

I’m fine au théâtres des Célestins jusqu’au 25 oct dans le cadre du Festival sens interdits lequel se poursuit avec une riche programmation jusqu’au 31 oct (sensinterdits.org). Le spectcale  du KnAM sera ensuite en tournée: les 6 et 7 nov Maison de la Culture de Bourges, du 26 au 28 nov, Comédie de Valence puis du 25 au 28 mars, MC93 Bobigny et et 6 mai, MC2 Grenoble

« Le bonheur », « Nous ne sommes plus » et « I’m fine » les textes des trois derniers spectacles du KnAM traduits par Bleue Isambart sont parus ensemble aux Éditions Koiné, 170 p, 16€

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