Mathilde Delahaye et Maëlle Dequiedt (groupe 42, troisième et dernière année), Aurélie Droesch et Kaspar Tainturier (groupe 43, deuxième année), élèves metteurs en scène, ont chacun livré une version très personnelle de Trust. Et tout autant professionnelle : il leur a fallu gérer un budget (le même pour chacun), le travail avec des équipes techniques composites, faire cohabiter des acteurs qui ne se connaissaient pas forcément. Et faire avec un texte imposé et dans un lieu lui aussi imposé, c’était le deal mis sur la table par Stanislas Nordey, directeur du Théâtre national de Strasbourg et de son école.
La proposition mêlait, à dessein, les promotions et les équipes. D’une part, chaque spectacle réunissait un même nombre (dix) d’élèves-acteurs, scénographes, costumiers et régisseurs de seconde et troisième année, idéal pour créer de bons frottements. D’autre part, les équipes techniques propres à l’école et au théâtre travaillaient de concert.
La boîte à outils Falk Richter
De fait, tous les services de la maison ont été mis en branle autour de ce projet sans précédent. Les quatre spectacles ont investi, pour deux d’entre eux, les salles de l’espace K.M. Gruber, un peu excentré, et, pour les deux autres, deux salles du TNS tandis que, dans la grande salle, Stéphane Braunschweig (ex-directeur du TNS) donnait sa version des Géants de la montagne et que, dans les étages de la maison, Christine Letailleur (artiste associée au TNS) menait un atelier réunissant, via une association, des femmes ayant subi des violences, entre autres, conjugales. Le TNS est une ruche et ça butine dans tous les coins.
Le choix du texte de Falk Richter (auteur associé au TNS) est doublement passionnant. D’un côté, c’est un ensemble ouvert d’une série de textes(certains en plusieurs parties) qu’on peut ou pas considérer comme des monologues, lesquels sont le plus souvent adressés (à soi-même, un partenaire, un inconnu, nous) ; dès lors, c’est une matière, une boîte à outils qui contraint la mise en scène à des choix (quels textes dire, et comment ?) sauf à monter tel quel l’ensemble des textes composant Trust, ce que n’a fait aucun des quatre.
D’un autre côté, c’est un texte qui ne colle pas avec la génération des quatre jeunes metteurs en scène (comme leurs acteurs et collaborateurs, ils ont entre 21 et 26 ans) mais est évidemment synchrone avec celle d’un auteur (né en 1969) qui a vingt ans de plus que ces interprètes, tout comme Nordey (né en 1966). Cependant, ce texte créé par l’auteur en 2009 à la Schaubühne de Berlin (Falk Richter avait alors 30 ans) aborde des thèmes qui n’ont rien perdu de leur acuité comme la crise économique ou qui ont un caractère d’éternelle modernité comme la vie à deux et son cortège de doutes. « Des êtres en quête » est le titre de la première séquence ; les élèves le sont tous.
Trust (ce titre à tiroirs vaut pour tous les sens qu’il a en français et en anglais) est un texte sur l’effondrement. D’un monde (Richter avait vingt ans lorsque le bloc soviétique et le mur de Berlin se sont effondrés et il écrit cette pièce vingt ans plus tard), et plus encore d’un modèle économique néolibéral en crise, de valeurs (l’amour versus le sexe, l’argent versus le temps), un monde où ce ne sont pas seulement les monnaies et les gouvernements qui sont dévalués mais aussi les croyances, la confiance en soi, en l’autre.
L’effondrement du langage
Ce qui domine, ce sont les ratés, les faillites de ce mode de transmission et de liaison qu’est le langage. Les mots apparaissent fatigués, usés comme une vieille peluche, lessivés de leurs couleurs, vidés de leur sens, interchangeables (comme dans la bouche de cet animateur de radio que je viens d’entendre et qui parle d’un album « surréaliste, romantique »). Un langage dont le logiciel serait en panne après des siècles de surchauffe et qui atteindrait principalement ceux qui savent en user et en connaissent les règles. Richter met en scène des êtres de sa génération, urbaine et plutôt aisée, des êtres paumés, désorientés, le plus souvent en déséquilibre. Il anticipe le monde actuel de l’iPhone où l’on filme les événements en regardant leur image sur l’écran plutôt que de les vivre.
Et pourtant, il y a chez Falk Richter une jubilation qui passe par l’humour, le gag, le foutage de gueule. La jubilation de l’écriture. Comme chez Flaubert qui, dans son Dictionnaire des idées reçues, définissait ainsi la peur : « donne des ailes ».
Il n’y a pas d’adhésion pleine et entière des quatre élèves metteurs en scène avec ce texte composite, pas d’osmose. Chacun à sa manière dialogue avec lui en essayant de l’apprivoiser, d’en dégager une ou plusieurs lignes de force, en se les appropriant.
La plus drôle
Maëlle Dequiedt prend à pleines mains sa dimension drolatique dans un espace panoramique signé Heidi Folliet, fait de grands pans transparents glissant latéralement, où l’écriture qui s’y inscrit et le karaoké qui surgit en cadeau bonus viennent contrecarrer l’open space d’entreprise (avec coin détente, salle de sport) où Cyril Teste aurait pu inscrire son théâtre/film en direct Nobody, un montage puisant dans différents textes de Falk Richter, spectacle réalisé il y a deux ans avec la promotion sortante de l’école de théâtre de Montpellier et qui tourne toujours.
Chacun est dans son coin, les croisements sont le plus souvent source de conflit, les alliances sont provisoires. « La résistance est-elle possible ? », se demande Richter ; le spectacle de Maëlle Dequiedt se pose la même question. Des quatre propositions, c’est la plus drôle.
La plus noire
Travaillant dans un espace plus confiné, Aurélie Droesch et sa scénographe Emma Depoid placent les spectateurs (en nombre très limité) au centre d’une sombre boîte (sur des fauteuils pivotants renvoyant chacun à lui-même), les acteurs évoluant le plus souvent sur le pourtour fait d’échafaudages métalliques, selon un itinéraire individuel, l’écho (mots repris, voire dans une autre langue) tenant lieu de dialogue.
Chaque personnage est comme un fantôme de lui-même, habillé de mystère même quand il lui arrive de se dévêtir. Pas de contact. La solitude est-elle un baume, un poids, une fuite ? Il arrive que les corps se frôlent mais chacun reste sur son quant-à-soi. C’est vers le spectateur que se noue parfois un échange possible de regards, un balbutiement de partage. Sans espoir. Des quatre propositions, c’est la plus fragile et la plus noire.
La plus dialectique
Kaspar Tainturier, lui, propose d’abord un tour de chauffe en forme de concert avant une « installation performance » laquelle dure six bonnes heures pendant lesquelles on peut sortir et revenir à sa guise. Pas de début, pas de fin, pas d’histoire continuelle mais des ritournelles tout comme le texte de Richter. Avec sa scénographe Salma Bordes, Kaspar Tainturier fait évoluer ses acteurs dans un espace sans cesse en composition et décomposition fait uniquement de cartons de même facture et même couleur mais de plusieurs tailles, constituant des murs (qui tôt ou tard s’écroulent ou sont malmenés), des chemins, traçant des axes, ménageant d’éphémères fenêtres.
Le spectateur va et vient, s’assoit s’il le souhaite sur des cartons repérables prévus à cet effet (et qui eux-mêmes sont souvent changés de place), s’approche à sa guise des acteurs qui, selon les moments chuchotent leur texte, reprennent celui que l’on entend au loin, où le profèrent paré d’un élément de costume qui en jette (Oria Steenkiste), l’acteur s’affirmant comme tel. Chacun est seul, là aussi, le plus souvent. Mais, a contrario, tout le travail de portage et d’assemblage des cartons est, lui, résolument collectif, comme un contrepoint contestataire et salutaire au texte de Richter. Des quatre propositions, c’est la plus dialectique.
La plus osée
Mathilde Delahaye elle, fait un bloc de tous ses acteurs, un commando, qui prend le texte comme un fortin à défendre armés de salves de mots, une partition musicalisée au débit saccadé, rythmée. Quand l’un des membres du commando se détache, les autres le regardent comme un porte-parole. Le théâtre se veut explicite, et par tous les pores. Au début, on dévoile les objets de part et d’autre de la scène, le public étant installé sur deux gradins en miroir (dispositif bi-frontal). Sous des tissus noirs, d’un côté les tables des régies lumière, son vidéo, de l’autre des chaises et tables où évolueront les acteurs sur une même ligne.
Au milieu, dépouillé en dernier de son étui de tissu noir lui aussi, un aquarium cylindrique où une méduse va et vient, monte ou descend indécise, calme, quasi sereine. Que signifie cette présence ? Ce que vous voudrez. Une danse d’éternité faite femme, un hommage au liquide amniotique, un interlude entre deux mondes, une métaphore de la façon dont tout corps prisonnier peut s’échapper sans bouger, une ode au silence. Etc. De Freud à Derrida, on a prêté beaucoup de talent à la méduse.
Les acteurs s’emparent du texte de Richter pour mieux le tordre, le faire grimacer,l’alanguir après l’avoir accéléré. Le théâtre est un artifice en accord avec l’écriture de Richter qui casse tout naturalisme naissant.
Mathilde Delahaye va plus loin, en introduisant des contre-propositions au texte de l’auteur. Une actrice revêt une robe de mariée et,carabine en main, tire sur une planche recouverte de formes en plâtre, chaque tir faisant éclater une petite poche de couleurs. Mettant ainsi, face à Richter, la reproduction en acte d’une création (début des années 60) de Niki de Saint Phalle, à une époque où l’avant-garde artistique (à laquelle l’artiste appartenait comme ses amis et compagnons de route, Tinguely, Yves Klein et consorts) œuvrait dans la joie, le jeu et l’irrévérence sans nulle désespérance. Une autre séquence, moins lisible, nous entraîne du côté d’une forêt faite de troncs miniatures en carton et de vraies feuilles mortes où deux hommes nus et maculés de boue se branchent mutuellement des électrodes qui relient leurs corps faisant ainsi circuler le liquide émotionnel, quelque part en Henri Thoreau et les recherches les plus pointues de certains scientifiques. Des quatre propositions, c’est la plus osée.
Théâtre national de Strasbourg, jusqu’au 19 décembre, entrée gratuite, sur réservation.