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Billet de blog 15 décembre 2023

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Lucrèce et le vieux jeune homme

Un vieux jeune homme, l’acteur Stanislas Nordey, donne magnifiquement à entendre « De rerum natura » de Lucrèce, texte orchestré par Christophe Perton, traduit avec Marie Ndiaye et hélas retitré « Evangile de la nature »

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Illustration 1
Scène de "ERvangile de la nautreé © Jean-Louis Fernandez

Les metteurs en scène (et, plus rares en nombre, les metteuses en scène) de la génération de Nordey (tous nés dans les années 60) disent volontiers avoir été formés et marqués en France par les spectacles de Patrice Chéreau et de Jean-Pierre Vincent, pour ne citer qu’eux. Ce moindrement le cas de Stanislas Nordey qui me disait, au sortir de Évangile de la nature d’après Sénèque dans la mise en scène de Christophe Perton où il est seul en scène, avoir été marqué et formé par les spectacles signés Jean Joudheuil et co-signés avec Jean-François Peyret.

Quelles fêtes furent, dans ces années 80-90, les spectacles cosignés par ces deux-là : Le Rocher, la lande et la librairie d’après Montaigne au Théâtre de la Commune, Les intermèdes de Cervantès au TGP Saint Denis, Heiner Müller-de l’Allemagne au défunt petit Odéon, Vermeer et Spinoza au Théâtre de la Bastille, Paysage sous surveillance puis La route des Chars de Müller à la MC93 de Bobigny dirigée par Ariel Goldenbergavant Le cas Müller au Festival d’Avignon dirigé par Alain Crombecque, et, entre temps, en mars 1990 à la MC 93 de Bobigny La Nature des choses d’après Lucrèce dans une traduction de Jean-François Peyret. Avec, sur le plateau, Benoit Régent, André Wilms et Lila Greene évoluant dans un décor de Titina Maselli.

C’est pendant le Covid que Christophe Perton, metteur en scène devenu indépendant après avoir dirigé pendant longtemps le CDN de Valence, a lu Lucrèce. Il avait été mis sur la piste en lisant Goethe par une réplique du diable faite à Faust lequel disant vouloir voyager. Pour ne pas s’ennuyer le diable lui conseille d’emporter De rerum natura de Lucrèce. Perton, intrigué, lit le texte. « J’ai senti que c’était une œuvre qui me redonnait du souffle, de l’envie » se souvient-il, « ni moraliste, ni idéologue, son poème est un don. De ce point de vue, il me fait beaucoup penser à Pasolini » lequel lui a sans doute fait penser à Stanislas Nordey. Et il ajoute : « Les philosophes (Pascal, Montaigne, Rousseau, Spinoza...Tous se sont inspirés de la pensée de Lucrèce, très impressionnés par la puissances de ses raisonnements », des philosophes, pour la plupart, portés au théâtre par Joudheuil & Peyret. Perton et Nordey ont, eux, en commun, plusieurs auteurs contemporains qu’ils ont montés l’un et l’autre : Pasolini, Peter Handke et Marie Ndiaye.

Bref, ils devaient, tôt ou tard, se retrouver. L’un comme metteur en scène, l’autre comme acteur. D’autant que Perton souligne avec raison que Lucrèce est mort relativement jeune, à 43 ans, qu’il a sans doute écrit De rerum natura quand il avait 30-35 ans et il voit en Nordey l’acteur idéal pour porter cette parole, car il a remarqué avec raison cette chose singulière : l’acteur Nordey, ni jeune, ni vieux, est bel et bien un « vieux jeune homme », c’est on ne peut plus juste et on le vérifie une fois encore.

Perton revient donc en force. Non seulement il signe la mise en scène mais cosigne la traduction confiée à Marie Ndiaye sous le regard du spécialiste Alain Gluckstein, et signe seul l’adaptation du texte pour la scène. En outre, Perton signe la scénographie : un plateau nu, fort en son centre d’une tournette circulaire à vitesse quasi nulle ou lente, le tout adossé à un ciel changeant, du plus bel effet lorsqu’il est abstrait mais devenant anecdotique dès lors qu’il verse dans un pléonastique figuratif (telle cette silhouette solitaire errant sur une plage vide). Tout cette vision de l’univers, est rehaussée par une fluide et enveloppante partition musicale signée Emmanuel Jessua et Maurice Marius qui agit comme une ponctuation du texte, et par les lumières d’Eric Soyer qui offrent à l’acteur de délicates caresses entre des ombres aux persistantes énigmes.

Mais pourquoi avoir retitré le texte de Lucrèce Évangile de la nature ? « Littéralement, explique Perton, le mot évangile signifie en grec bonne nouvelle ». Le petit Larousse mentionne effectivement cette étymologie comme il le fait pour chaque mot mais il définit le mot comme « doctrine du Christ ». Lequel Christ est né un siècle après Lucrèce. Difficile de décoller l’un de l’autre au pied de la cathédrale de Strasbourg quand Lucrèce s’apprête à nous dire : « Oui, ne te laisse surtout pas berner par la religion ». Passons . Passons aussi sur le début du texte de l’adaptation qui évoque les pages que Lucrèce consacre aux maladies et en particulier cette « maladie funeste » qui ravagea Athènes et dépeupla les villes. On comprend le choix de Perton qui travaillait au texte alors que maître Covid régnait. Ce choix apparaît aujourd’hui moins pertinent. Mais passons. Car la suite est un continuel bonheur du jeu et de l’entendement.

Nous voici donc en tête à tête avec le vieux jeune homme qui, pour nous acclimater, prévient chacun de nous : « maintenant écoute-moi, et sois très attentif/ Ouvre tes oreilles, oublie tes soucis communs ». Sur un ton que ne dédaignerait pas un cartomancienne, il précise : «car je vais te révéler les lois qui ordonnent l’univers » à commencer par « l’atome » et pour cause : « c’est de lui que toute chose procède et tient son origine ». Et, sans attendre, Lucrèce fait l’éloge de son maître, Epicure, le premier « qui sut braver les redoutables croyances », le premier qui « sonda et perça en pensée l’univers infini ». Or donc,« c’est à nous maintenant, forts de son exemple / D’anéantir et piétiner la religion » car, ajoute Lucrèce un peu plus loin « Rien ne naît de rien par un quelconque pouvoir divin ».

Quel intense dialogue intime et post mortem entre Epicure, « dieu en philosophie » et son disciple, en miroir du dialogue entre le vieux jeune homme et celui dont il porte passionnément la parole, Lucrèce, mort à un âge que Nordey a dépassé depuis un certain temps. De très belles pages suivront sur le « vide », des avertissements comme « Et ne va surtout pas croire comme le font certains/ Que l’univers ait un centre vers quoi tout tendrait »et puis aussi plus loin, en écho : « Aussi, lorsque le corps périt, tu dois l’admettre : l’âme périt également dans ce corps tout entier » et cette tendre injonction finale : « Que tu le veuilles ou non, toute vie a une fin/ La mort est inévitable, accepte-le enfin ! ».

D’autres très belles pages racontent le « temps où la Terre était tout juste née/Il n’existait d’abord encore aucun sol vraiment ferme/Avant qu’elle ne fasse naître toutes les créations » ; Pour dire cette phrase comme pour beaucoup d’autres, le vieux jeune homme fort de dizaines créations passées d’un côté et de l’autre de la scène a engrangé et affiné une gestuelle sans pareille et un lancer de voix sans égal. Comme si ses avant-bras projetés, ensemble ou séparément étaient des lances autant que des baguettes de chef réglant une chorégraphie qui semble instinctive mais ne l‘est peut-être pas totalement, orchestrant l’air, peuplant le vide, portant les mots depuis leur nid jusqu’à nos becs avides. « Je t’offre ma médecine de vérité » nous disent Lucrèce et le vieux jeune homme « Absorbe donc, en toute confiance, la connaissance, / Ainsi la clarté se répandra de proche en proche, / Et plus aucune nuit n’aveuglera le chemin qui se dérobe sous tes pieds. / Tu découvriras les lois ultimes de la nature : /Et d’une chose à l’autre passera la lumière ».

Théâtre National de Strasbourg, 20h ts les js sf le sam 16 à 18h, relâche le 17, jusqu’au 21 déc. Puis à Toulon-Châteauvallon du 19 au 25 mars et Thonon-les-Bains le 27 mars.

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