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Un sidéral cabaret de curiosités
Et si on s’y collait ? C’est l’idée qui a trotté dans les neurones en permanente surchauffe et le cervelet féru d’imagination logique de Halory Goerger, artiste associé au Phénix de Valenciennes. Il vient d’y créer le résultat de ses cogitations, Corps diplomatique, dans le cadre de la quatorzième édition de « Cabaret de curiosités » (qui vient de s’achever), véritable terreau de spectacles, performances et autres bizarreries à tête chercheuse.
La scène de Corps diplomatique représente un grand espace vide et, trônant au centre et au fond, le cœur étroit d’une station spatiale baptisée Jean Vilar. L’espace vide est voué au spectacle vivant, un bel espace qui ferait le bonheur de bien des compagnies et qui fait jaser le milieu corporatiste et probablement jaloux des confrères habitant nombre d’autres satellites où l’espace vital est généralement réduit. Les « Jean Vilar appelle Houston » se succèdent, on ne s’en lasse pas. Les cosmonautes de Jean Vilar vivent leurs dernières heures de relation avec la terre via Houston : bientôt ils vont tout larguer pour dériver sans fin.
Tout a été prévu. Jusqu’à la reproduction des humains programmée sans passer par les rapports sexuels désormais hors sujet, et, miracle, le problème de l’apesanteur n’en est plus un. Le journaliste qui réalise un reportage exclusif pour on ne sait qui, en reste baba. Il est si éberlué par la douceur, l’esprit d’entente, la cordialité et l’appétence démocratique de ces volontaires de l’aventure ultime (deux hommes, deux femmes) qu’au moment de reprendre la dernière navette qui le ramènerait à terre, il décide de rester, d’abandonner femme et enfants (ce qui lui est d’autant plus facile qu’il n’a ni femme ni enfant) et de vivre cette aventure spatio-artistique sans retour bien qu’il n’ait effectué aucun stage théâtre. Il devient le cinquième des corps diplomatiques. Et c’est parti.
Un compteur électronique fait défiler les années à toute vitesse. Bientôt se pose la question aux acteurs-cosmonautes : que jouer ? Et pour qui ? Dans l’espace, le public potentiel est infini. Pas simple d’imaginer un spectacle en attente de spectateurs dont on ne sait rien, de partir à la conquête d’un non-public auquel n’avait pas pensé Francis Jeanson. Et personne n’a songé à emmener une liseuse ayant emmagasiné les œuvres complètes de Pirandello, mais qu’est-ce qu’ils en ont à battre du Sicilien, les habitants des autres planètes ? Au fil de l’errance stellaire, l’homme redevient ce qu’il est de toute éternité : un monstre d’égoïsme. L’autoproclamé chef de l’expédition (joué par Halory Goerger lui-même) planque de la bouffe dans une sorte de micro-compresseur, le journaliste rapidement dépité s’adonne à la fumette via le tuyau d’une sorte de manomètre. En se rapprochant du soleil, le groupe théâtral ne sachant pas trop où aller accouche d’un demi-plagiat : une procession de bannières (hommage au dieu Vilar période avignonnaise) à écran électronique, tandis que les corps se revêtent diplomatiquement des costumes oscillant entre la Sainte Eglise, une secte post-Moon, ou une représentation néo-ancienne de Meurtre dans la cathédrale de T.S. Eliot.
Les lubies de l’Amicale de production
Halory Goerger et Antoine Defoort avaient conjointement signé Germinal, formidable spectacle qui depuis sa création en 2012 tourne dans le monde entier. Au sein de l’Amicale de production, avec Julien Fournet et d’autres, ils œuvrent de bien des façons. « L’amicale se définit comme une plateforme collaborative : chacun participe à son niveau et selon sa disponibilité au développement technique, administratif ou artistique du projet. » Outre plusieurs lieux en Belgique, l’Amicale de production entretient des liens étroits avec Le Vivat à Armentières, la Malterie à Lille, le Phénix de Valenciennes et le Centquatre à Paris.
Corps diplomatique est-il un « message du futur du passé » ? C’est en tout cas le titre d’un des cahiers assemblés dans un coffret très excitant titré Exhibition des rouages et logistique de la monstration (publié par le Centre Pompidou-Metz) où l’Amicale de production rend compte de son parcours et de ses œuvres. On peut y jouer au « jeu de l’oie du spectacle vivant » et s’adonner au « shoot du futur » qui peut se loger partout même dans un pot de yaourt. « Prenons un pot de yaourt bon ben un yaourt c’est pas folichon mais par contre prenez un yaourt du futur, et là euh fsshiuu jzz, shevaw, zoog ». CQFD.
Placé sous le signe de ralliement « all aliens », le Cabaret de curiosités a multiplié cette année les « shoot du futur » et même du présent, mais tous n’étaient pas follement « zoog ».
La dramaturge canadienne Sarah Berthiaume, auteur de la pièce Yukonstyle que Célie Pauthe a mis en scène au Théâtre de la Colline, était sur deux fronts. Avec Adrien Bletton, elle a écrit une pièce (monologue) qui dure le temps qu’a duré la chute libre (filmée) de 39 kilomètres depuis la stratosphère effectuée par l’Autrichien Félix Baumgartner il y a quelques années. Qu’est-ce qui lui a traversé le ciboulot pendant sa descente vertigineuse avant que ne s’ouvre son parachute ? C’est l’objet de la pièce. Courte.
Gilles Poulain-Denis, Edith Patenaude et Sarah Berthiaume sont les trois dramaturges du collectif Les petites cellules chaudes qui vient de triompher au Canada avec Ishow, une performance aléatoire réunissant une quinzaine d’acteurs (dont les trois dramaturges). Comment faire un show avec une quinzaine d’ordinateurs et ce qu’ils recèlent (Facebook, Skype, vidéo) ou ce qu’ils sont aussi (des sources lumineuses, des sources d’information) ? La clef, c’est la rencontre, virtuelle voire plus si affinités. Elle se fait ou pas. Le public est mis à contribution. Un malaise passe quand un des acteurs propose aux spectateurs volontaires de visionner une vidéo en principe effacée sur le Net mais dont il vient de faire la preuve qu’elle y est encore : celle d’un tueur dégustant sa victime devant une caméra. Le reste est plus cool ou plus plombant, selon : un peu bordélique, un peu rigolo. Grosse tournée française organisée par le Phénix.

Portrait 9, Claude Ridder est une création collective d’Hypolyte Hentgen (plasticien), de Perle Palombe (actrice) et d’Emilie Rousset (metteur en scène). Le spectacle s’appuie sur le film d’Alain Resnais, Je t’aime, je t’aime, où un homme, Claude Ridder (interprété par Claude Rich), ayant raté son suicide, accepte d’être le cobaye d’une expérience validée chez les souris semble-t-il mais inédite chez l’homme : une machine à remonter le temps. En off, on entend les voix du film sauf celle de Claude Ridder, interprété ici par l’excellente Perle Palombe. Une caméra la filme adossée à des œuvres du plasticien en principe inspirées du film. En principe.
Où l
’on retrouve Dragan Zivasinov
Comme chaque année, le Cabaret de curiosités est l’objet d’un livre qui ne fait pas la promo des spectacles mais les accompagnent : textes, études et illustrations souvent passionnants. C’est le cas de la contribution d’Annick Bureau consacrée aux « satellites artistiques » qu’elle qualifie d’« Objets d’art paradoxaux, entre politique et poétique ». Dans son préambule, elle cite Dragan Zivadinov : « Si le suprématisme et le constructivisme ont engendré le modernisme, alors Spoutnik est le premier produit du supramodernisme en ce qu’il associe les deux : la sphère suprématiste et les antennes constructivistes. »
Annick Bureau revient longuement sur cet artiste hors norme, haute figure balkanique, le seul homme de théâtre au monde à avoir entamé un spectacle en 1995 (dans un espace sphérique où les sectateurs étaient à plat ventre, on y était) qui s’achèvera 50 ans plus tard en 2045, à raison d’un épisode tous les dix ans (le second a eu lieu à Moscou à la Cité des étoiles). Si un acteur meurt – cela n’a pas encore été le cas –, il sera remplacé par un satellite particulier (tenant compte de la personnalité du défunt) et placé en orbite géostationnaire. La mort du maître d’œuvre n’est pas au programme. A suivre.
Corps diplomatique au Centquatre du 14 au 19 avril, Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles) du 13 au 15 mai.
Ishow 17-18 mars Annecy (Bonlieu), 20-21 mars Chambéry (Espace Malraux), 24 mars Meylan (Hexagone),26 mars Mulhouse (La filature), 31 mars-1er avril, Brest (le Quartz), 3 avril Saint-Brieuc (La Passerelle), 7-8 avril La Rochelle (Coursive), 10 avril Martigues (Théâtre des salines), 14 avril Valence (Lux), 17 avril Creil (Faïencerie).
All aliens, Cabinet de curiosités 2015, éditions Le Phénix/Les Solitaires intempestifs, prix NC.
Exhibition des rouages et logistique de la monstration, Editions Centre Pompidou-Metz, 14,90€.