
En 1980, Amos Gitaï signait House. Un film documentaire autour d’une maison de Jérusalem ouest. Les premiers plans du film nous montrent le travail des ouvriers palestiniens dans une carrière de Cisjordanie. Ils extraient des blocs de roche et les polissent avant qu’ils soient transportées jusqu’au chantier de la maison de Jérusalem ouest où travaillent d’autres ouvriers palestiniens. Agrandie, modifiée, elle va ainsi passer de un à trois étages. Au cours du film, on apprendra que la maison de la rue Dor Dor Ve Dorshav, avant 1948, appartenait à un médecin palestinien de la famille Dajani. Naguère l’une des grandes familles palestiniennes de Jérusalem Craignant pour leur vie, le médecin et sa famille sont partis vivre à Amman en Jordanie. En vertu d’une loi sur les « propriétaires absents », le gouvernement israélien réquisitionna la maison et la loua à un couple de Juifs algériens, les Touboul. Lesquels déménagèrent dans un immeuble moderne comme ils en rêvaient. La maison fut mise en vente par l’état Israélien et finalement achetée par une famille appartenant de la minorité juive de Turquie ayant émigré en Suède et ayant décidé de venir vivre en Israël et d’apprendre l’hébreu.
Tout le film House tourne autour de ce point fixe, la maison, qui, sans bouger de place, n’en finit pas de se transformer. Mais c’est tout autant un film sur les déplacements des individus, ceux qui vivent ou on vécus dans la maison et ceux qui ont travaillé au chantier de son agrandissement. Deux autres films de la trilogie viendront approfondir et ramifier l’histoire de cette maison, de ses habitants (Palestiniens à l’origine puis Juifs) et de ses reconstructeurs (architecte juif et ouvriers palestiniens) : Une maison à Jérusalem en 1997 et News from home/ News from House en 2005. Les trois films formant une magnifique et entêtante trilogie.
« Gitaï veut que cette maison devienne à la fois quelque chose de très symbolique et de très concret, qu'elle devienne un personnage de cinéma. Il arrive l'une des plus belles choses qu'une caméra puisse enregistrer en direct : des gens qui regardent la même chose et qui voient des choses différentes. Et que cette vision émeut. Dans la maison à moitié éboulée, des hallucinations vraies prennent corps. L'idée du film est simple et le film a la force de cette idée. Ni plus ni moins. » écrivait Serge Daney dans Libération le Ier mars 1982 lors de la sortie en France de House. Des mots qui valent pour les deux autres volets de la trilogie qui suivront au fil du temps, sur plus de vingt ans. Qu’ils y vivent , y ont vécu ou travaillent à sa reconstruction, le regard change.
D’autres maisons viendront éclairer le spectre de la maison première, par exemple la bicoque d’un des tailleurs de pierre palestinien (qu’il a construite ailleurs après que son village ait été occupé par l’armée israélienne) ; ou la maison bourgeoise achetée par les Dajani en Jordanie à Amman ; ou encore la maison d’un des voisins de la rue Dot dor ve dorshav, l’artiste Michel Kishka venu de Belgique habiter la maison mitoyenne en 1978, rejeton d’une famille décimée par la Shoah (son père, seul survivant) et n’ayant jamais cherché à savoir qui habitait là avant lui ; ou encore la dernière maison de Claire, née dans le quartier juif d’Istanbul, ayant vécu en Suisse puis en Suède, décidant avec sa famille de revenir vivre en Israël et habitant la fameuse maison depuis presque vingt ans lorsque Amos Gitaï la filme en 2005. Claire (en français, langue qu’elle parle couramment) lui déclare : « ce lieu a quelque chose de très puissant. Parfois, l’épuisement lié au conflit domine tout, même le désir de bâtir des gens de bâtir quelque chose de différent et peut-être même de planter un arbre. Ce pays est aussi composé des personnes déplacées, des Israéliens venus de l’Europe de l’est, des camps ou d’Afrique du Nord et des Palestiniens déplacés par les Israéliens »
De cette trilogie filmée et que la télévision israélienne a refusé de diffuser dès le premier épisode (le cinéaste refusant les coupes imposées), Amos Gitaï a conçu un spectacle théâtral mêlant le matériau des trois films (quelques plans sont projetés) et titré House. Il vient d’être créé au Théâtre de la Coline en plusieurs langues : français , anglais, arabe et hébreu. En préambule, une lettre à « mon cher Amos, mon frère très cher » écrite et dite par Jeanne Moreau sur laquelle glisse le son mélodieux du santur, prélude à une belle partition musicale (Alexey Kochetkov au violon, Kioomars Musayyehbi aux percussions) souvent chantée ( Dima Bawah, Benedict Flinn, Richard Wilberforce, Laurence Pouderoux).
La distribution réunit des actrices et acteurs français (Irène Jacob et Micha Lescot) et des acteurs israéliens chacun jouant plusieurs rôles souvent en plusieurs langues (Bahira Ablassi, Pini Mittelman, Menashe Noy) à l’exception des deux tailleurs de pierre palestiniens s’exprimant uniquement en arabe (Minas Qarawany et Atallah Tannous). Par exemple, l’excellente Bahira Ablassi interprète cinq rôles dont la femme du couple Touboul (juifs venus d’Algérie) et deux personnes palestiniennes de la famille Dajani. Ou le non moins excellent Menashe Noy qui interprète quatre rôles dont le mari du couple Touboul, l’entrepreneur de la maison et Mahmoud Dajani dont la famille habitait la maison de la rue Dor Dor Ve Dorshav avant 48 et, craignant d’être tuée, s’en alla vivre à Amman en Jordanie comme beaucoup de Palestiniens. Bref un spectacle à la fois riche et complexe jusqu’à la confusion.
Comment dire ? Ou bien vous avez en mémoire les films et dès lors le spectacle apparaît comme un gros teaser scénique donnant envie de revoir la trilogie filmique. Ou bien vous ignorez tout des films et vous avez de bonnes chances de ne pas vous y retrouver entre les personnages et les différentes strates du temps mais cela vous donnera toutefois envie de voir les films. Le plus douloureux, ce qui disparaît pour ainsi dire sur la scène du théâtre de la Colline, c’est la maison. Et ce ne sont pas les tubulures peuplant la scène qui, en en donnant une vision par trop abstraite, peuvent l’évoquer malgré les éclairages subtils de Jean Kalman. La maison des trois films était une matière, quasi un être, elle devient une idée, une abstraction. Quant au travail des ouvriers palestiniens, bien réel dans le film, il est ici réduit à un consternant faux semblant.
Mieux vaut aller voir ou revoir les films. Ça tombe bien des projections sont organisées avec un jour la présence d’Amos Gitai. Comme il l’avait fait lors de ses leçons Collège de France il y a quelques saisons, Amos Gitaï parle admirablement de ses films et de son pays.
House, Théâtre de la Colline, mar 19h30, du mer au sam 20h30, dim 15h30, jusqu’au 13 avril.
Projections des trois films de la trilogie aux centre Pompidou entre le 25 et le 27 mars (en présence ce jour là d’Amos Gitaï) et au MK2 Beaubourg le Ier avril. Enfin, au MK2 Gambetta, dialogue entre Amos Gitaï et Wajdi Mouawad le 21 mars à 20h et master Class d’Amos Gitaï le 28 mars à 20h.