
Le tg STAN est de retour. Fidèle à son port d’attache parisien qu’est le Théâtre de la Bastille pour les acteurs du collectif flamand. Fidèle à sa façon de jouer sans jouer tout en en jouant qui a singulièrement infléchi la donne du jeu de l’acteur ces vingt dernières années auprès de nombreuses « jeunes compagnies » ou « collectifs ». Fidèle à son goût pour mettre à la casserole et faire rissoler des pièces du répertoire et leur donner un coup de fouet, une nouvelle jeunesse.
Subtilité et perversité
La fidélité est à son comble avec Trahisons, une pièce de Harold Pinter qui se délecte de la notion d’infidélité en racontant une liaison amoureuse extra-conjugale depuis la fin (la rupture) et en remontant jusqu’au début (la rencontre). Une façon de retourner le théâtre comme une crêpe pour mieux assurer la parfaite cuisson de cette dernière. Bref, une pièce qui semble avoir été écrite pour le tg STAN.
Le théâtre est le haut-lieu du mensonge édicté comme vérité. Les trois protagonistes de Trahisons en savent plus qu’ils ne veulent en dire mais en savent moins qu’ils ne le croient. D’où la fureur de l’amant apprenant par son amante que le mari a eu lui aussi une aventure extra-conjugale. La nouvelle ne le surprend pas (il serait bien mal placé pour cela) mais c’est le fait de n’en n’avoir rien perçu, d‘être passé à côté qui le sidère. Trahi, lui aussi.
Ecrite en 1978, longtemps avant que le prix Nobel de littérature ne soit décerné à l’auteur anglais en 2005, la pièce est régulièrement montée sur les scènes françaises, dernièrement (2014) au Théâtre du Vieux Colombier, l’une des salles de la Comédie Française. C’est une pièce que Yasmina Reza aurait rêvé d’écrire. Elle y aurait retrouvé des personnages de la « bonne bourgeoisie » éduquée-friquée qu’elle aime à disséquer dans ses pièces, ce que Pinter fait ici avec une subtilité et une perversité sans égales.
Cherchez le lit
Emma dirige une galerie d’art londonienne qui marche bien, Robert son mari est un éditeur qui gagne du fric avec les best-sellers que lui apporte, tout bien ficelés, son vieux pote Jerry. Comme le veut l’imputrescible règle commune au vaudeville et au boulevard, le meilleur ami du mari est l’amant de sa femme. Emma et Jerry ont poussé l’infidélité jusqu’à louer un appartement qui abrite depuis cinq ans leurs ébats les après-midi. Mais là, c’est fini, Emma rend les clefs à Jerry, la liaison s’achève. Fin de la première scène. La remontée du temps jusqu’au soir de leur rencontre (une soirée avinée chez le couple marié) va être semée de mini révélations et intestines crispations, Pinter est un as en matière de mots tordus et de situations retorses. Délices des soucis domestiques de la bourgeoisie aisée avec promenade solitaire sur l’île de Torcello en guise de kleenex.
Comme souvent (toujours ?) chez le tg STAN, le décor, ou ce qui en tient lieu, n’occupe pas le centre du plateau (c’est le lieu des acteurs) mais son pourtour. Ainsi, au fond à droite, un grand lit. Emma ne s’y vautre pas avec son amant, ni même avec son mari lorsque son amant est à New York, un futur enfant en sera la preuve au demeurant suspecte comme les autres « preuves » que distille la pièce : la trahison est le revers du soupçon. Le lit sert simplement (ironiquement) à étaler la garde-robe d’Emma qui change de tenue à chaque recul dans le passé. Il est d’autres indices plus discrets et joliment mystérieux comme ces tomes de je ne sais quelle encyclopédie, que Robert transporte d’un côté à l’autre (deux par deux sauf une fois trois d’un coup vers la fin du spectacle, c’est-à-dire le début de l’histoire), marquant en passant le passage d’une séquence temporelle à l’autre, la pièce en compte neuf.

Le tout est rythmé par les boissons sur fond de musique ; quelques verres, une table suffisent à figurer bar, salon ou restaurant italien. L’ivresse a cette vertu démocratique de libérer les inhibitions ou les non-dits. Le machisme peinard de Robert affleure in petto quand il admet avoir cogné Emma une ou deux fois en se justifiant ainsi : « j’avais tout simplement envie de lui flanquer une bonne dérouillée. »
De tout cet univers, de ce langage et de cette construction à l’envers, les acteurs font leur miel et notre délectation. Il faut dire que, sur scène, nous avons le plaisir et l’avantage d’avoir ce qui se fait de mieux en matière de tg STAN (marque déposée comme Vuitton, méfiez-vous des contrefaçons), à savoir Jolente De Keersmaeker (Emma) et Frank Vercruyssen (Robert), qui font partie du groupe restreint des cofondateurs du collectif. Quelle merveille que les silences, les hésitations, les emportements de Jolente, quelle gourmandise que le mot « squash » dans la bouche de Frank dont chaque réplique est un souriant délice, tout comme ses traversées de la scène, deux verres ou deux livres en main, derniers avatar du couple.
Dans « la vraie vie », Jolente et Frank ont vécu ensemble. C’est au coin des Estivants de Gorki (pièce montée en 2010) qu’ils ont joué avec Robby Cleiren (Jerry). Comme le dit Frank dans le programme : « Le chemin des pièces et le chemin de la distribution des rôles sont très influencés par notre vie. On l’utilise comme une épice supplémentaire, notre vie influence vraiment le travail, quel que soit le choix qui est décidé dans la distribution. » Cette ambiguïté productive contribue au charme insensé de ce spectacle. La pièce de Pinter, qui en est l’interface, leur est littéralement livrée sur un plateau.
Théâtre de la Bastille, 20h, dim 17h jusqu’au 5 juillet sauf les 20 et 21 juin et du 27 au 30 juin, 01 43 57 42 14.