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Depuis Arthur Rimbaud, personne ne s’était intéressé au buffet avec autant d’amour (y compris vache) et d’acuité. Ponge s’est penché sur le galet, le pré, le savon mais il a négligé le buffet. Pierre Meunier l’aborde frontalement. Pas par les mots mais par le corps. D’ailleurs le buffet considéré dans l’axe Michel Audiard-Bernard Blier ne désigne-t-il pas le corps en son centre névralgique ?
Les deux corps du buffet
Cela commande le respect et c’est ainsi que cela commence : par l’arrivée en scène du buffet, non venu des coulisses, mais du dehors, de sa vraie vie, quelque part là-bas, kidnappé dans le Bourbonnais où il pantouflait dans une salle à manger tamisée de rideaux devant la pendule qui dit oui qui dit non, comme le brame Brel. De vieilles mains en époussetaient mécaniquement la poussière d’un geste furtif, dérangeant un instant les cartes postales des enfants et petits-enfants maintenue contre le miroir horizontal faisant le lien, en retrait entre les deux corps du buffet.
Le Bourbonnais est une région où Meunier aime cogiter dans un cube posé en plein champ. Il en va du buffet du Bourbonnais comme du buffet de Charleville Mézières ou de Douarnenez. Il est « large » et « sculpté », recèle « un fouillis de vieilles vieilleries ». Il possède un tiroir central féru en factures d’électricité, de fuel, de courroies, mais aussi abrite « les médaillons, les mèches » voire « les portraits, les fleurs séchées ». Rimbaud fait l’inventaire et assure côté âme, effluves et réminiscences. Il le vide de toute sa vaisselle (il oublie un truc, on oublie toujours quelque chose au fond d’un buffet, tous les employés d’Emmaüs vous le diront). Meunier peut s’attaquer au corps de la bête avec son acolyte, plus frêle que lui (moins armoire à glace, si je puis dire, pour rester dans l’ambiance) mais tout aussi agile, Raphaël Cottin.
Car Meunier a beau avoir du coffre, il faut être au moins deux pour transporter un buffet, un vrai, pas un meuble en kit Ikea assorti aux placards, pas de faux-semblant. C’est un mastoc à quatre pattes et fioritures ouvragées, pas forcément en « chêne sombre » mais en bois nullement aggloméré, du lourd, du costaud. Il apparaît dans une allée du théâtre enveloppé, comme un mort dans son cercueil, d’ailleurs Pierre Meunier et Raphaël Cottin sont cravatés comme des croque-morts ou des soirs de mariage, ils portent cependant des gants de chantier comme les déménageurs et « ouvriers du drame » (dixit Novarina) qu’ils sont.
En ahanant de plaisir
La scène n’étant pas de plain-pied avec la salle, il faut hisser la bête. Elle ne se laisse pas faire, elle résiste comme un cochon que l’on veut égorger, elle a du ressort. Elle finit par céder car l’union des deux hommes fait leur force. Dans le transport (amoureux), le buffet flageole devant le tombereau d’amour que les hommes lui portent en le serrant entre leurs bras, en posant une joue sur sa masse voilée, en ahanant de plaisir.
Quel buffet que ce buffet ! Le voici enfin posé au centre de la scène, royal, tout enveloppé encore de son habit pudiquement protecteur. On le dévoile dans une danse d’approche laquelle, au demeurant, a commencé lorsque Meunier et Cottin sont venus préparer le terrain dans les volutes d’un ballet de tapis de sols anthracites. On lui ôte sa vaporeuse carapace dans le style de la fameuse danse des sept voiles (sauf qu’ici la musique est celle de Radio Nostalgie) et il apparaît dans sa nudité splendide, ses ferronneries brillantes sous les projecteurs, ses formes galbées aux entournures jouent de la gonflette. Il s’y croit l’animal, il nous ferait peur pour un peu, non mais, il ne perd rien pour attendre.
La cruauté du monde fait son entrée en scène en rusant tel le cheval de Troie ; elle s’insinue en prenant les habits du burlesque importé du cinéma muet via les aéroports de transit que sont Etaix et Tati. Meunier, qui est de bien des combats, rage contre le corset de règles et d’experts qui grignotent l’imaginaire des scènes à coups d’interdits, d’hypersécurité, d’absurdités. Il est au bord de l’explosion, le buffet s’offre en sacrifice. Le plateau est aussi un exutoire métaphorique. Alors Meunier saisit une hache digne de Spartacus, et Cottin s’arme d’une massue...
Et pour cause
Je n’en dirai pas plus. Sachez que dans le moulin du Meunier la douceur, l’amitié et le partage naissent de l’extrême fureur. Par respect, je préfère éluder et passer au poème qui suit Le Buffet, écrit lui aussi par Rimbaud en octobre 1870,cette « fantaisie » qu’est Ma Bohème. « Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ; / Mon paletot aussi devenait idéal… »
Mais revenons au spectacle. Et la femme ? Elle se nomme Marguerite Bordat, c’est écrit dans le programme et on l’a déjà croisée dans les aventures de Pierre Meunier. Elle viendra. Tout ce que je peux vous dire c’est qu’elle n’est pas cachée dans le buffet. Et pour cause.
Si Buffet à vif est le titre du spectacle, c’est aussi que la rencontre entre Pierre Meunier, Raphaël Cottin et un buffet s’est faite, il y a deux ans, au Festival d’Avignon dans le cadre des « sujets à vif » au jardin de la vierge du lycée Saint-Joseph. Une manifestation financée et organisée par la SACD consistant à mettre en présence deux artistes de disciplines différentes pour une carte blanche. C’est parfois sans intérêt, souvent intéressant. Il arrive aussi que cela soit miraculeux et qu’il y ait une suite. C’est le cas pour Buffet à vif.
Théâtre de la Bastille, 20h, jusqu’au 1er juillet (sauf 18, 19, 25 et 26 juin).