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Qu’il installe ses comédiens dans une scénographie tout en profondeur comme c’était, par exemple, le cas pour sa vision inoubliable de Maître et Marguerite de Boulgakov ou qu‘il s’en tienne à une scénographie resserrée à la face comme c’était le cas pour Des arbres à abattre de Thomas Bernhard, le metteur en scène Krystian Lupa offre à ses actrices et acteurs des espaces de jeu sans pareil (dont il signe également les éclairages). C’est une fois de plus le cas pour ce nouveau spectacle crée l’an dernier en Pologne qui joue à la fois sur des espaces contraints (d’étroits balcons) et d’autres qu prennent leur aise (ici le salon de madame Bernarda Alba et le coin des filles, là, la chambre de Julia, amante de Coetzee).
D’un côté, l’Espagne chrétienne d’avant guerre et ses rigueurs d’antan n: huit ans de deuil en cas de mort du père et interdiction aux filles de sortir pendant toutes ces années. Au lendemain de la mort de leur père, les rêves de cinq jeunes filles plus ou moins chacune amoureuse du beau Pepe (que l’on ne verra pas, toute une scène est vouée à la photo qu’une des sœurs possède et qu’une autre lui vole). Pepe aime l’une d’elles mais il est promis à l’aînée, celle qui héritera de son père, le premier mari de leur mère endeuillée (elle vient de perdre le second) et autoritaire flanquée de sa servante Poncia.
Dirigeant ses actrices avec tact autant que gourmandise, Lupa se délecte du jeu de complicité-rivalités entre les filles (parfaite interprétation d’Anna Illczuk, Halina Rasiakówna, Ewa Skibińska, Janka Woźnicka et Marta Ziȩba) et il donne à la servante Poncia une présence plus affirmée que dans la pièce, rôle porté à merveille par l’acteur Michal Opaliński. De même offre-t-il à son compagnon Piotr Skiba qui, comme toujours signe les costumes, des rôles éphémères qui contribuent à densifier l’air de la représentation. Federico Garcia Lorca en personne, quelques semaines avant d’ être exécuté par Franco et ses sbires, passera sur le plateau saluer la compagnie.
De l’autre côté, l’Afrique du sud des Afrikaners. Dans L’été de la vie (traduction Catherine Laura du Plessis, poche Points), le prix Nobel John Maxwell Coetzee met en scène un narrateur universitaire qui, après la mort de l’auteur, écrit un livre sur Coetzee, singulièrement à partir de femmes qui ont traversé sa vie. Lupa se contente de la première d’entre elles, Julia, croisée par Coetzee dans un supermarché. Ramassant un rouleau de papier qu’elle avait fait tomber, Coetzee lui effleure le sein. Ils se retrouveront dans la bicoque pourrie où Coetzee vit avec son vieux père (scène filmée) et surtout dans l’appartement de Julia alors que Mark, le compagnon de cette dernière est en voyage et la trompe avec une collaboratrice.
A la demande du narrateur, Julia se confie, ne ménage pas Coetzee, se souvient du jour où John lui a apporté un jeu d’épreuves de Terres de crépuscule (disponible en Points), lui apprenant ainsi qu’il était écrivain. Un jour, Julia lui demande si les livres donnent vraiment un sens à la vie et Coetzee répond : « oui. Un livre devrait être un outil pour fendre la glace que nous portons. Qu’est-ce que cela devrait être d’’autre ? » Ces mots traversent le spectacle et il est probable que Lupa les partage.
Un soir John vient chez Julia avec un lecteur de cassette et lui fait écouter le (déchirant) quintet à cordes de Schubert escomptant ensuite faire l’amour avec elle. Le lit étant déplacé à la face, c’est ce qui se passe. Scène et lit se superposent à ce que l’on a vu au même endroit un peu plus tôt : les langueurs des filles à demi dénudées de la maison Bernarda Alba. Le spectacle jette ainsi des ponts, et il en va de même pour les magnifique scènes ( courtes, comme des bouffées) qui se passent à Cour et à Jardin sur d’étroits balcons. Délices de l’entrelacement.
Et puis, lointaine mais très présence, il y a la voix basse, murmurante de Lupa. Assis en haut de la salle, près de la régie, micro en main, il accompagne le spectacle, l’éclaire de ses doux grognements, le prolonge comme une voix intérieure, chuintante, en polonais mais aussi en français (langue qu’il parle peu mais de mieux en mieux) .
Lupa aborde ces textes comme il s’approche de ses actrices et acteurs, dans un fécond frottement. Il ne leur impose pas je ne sais quel m’as-tu vu péremptoires ( confere l’escalier aussi prétentieux et sot que casse-gueule des Paravents de Genet massacré par Arthur Nauziciel) mais ouvre des chemins de traverses, des échappées, des écrins. Ce que Lupa aime dans la pièce de Lorca c’est que Pepe n’apparaisse jamais mais qu’on parle de lui tout le temps, dès lors toutes les visions sont possibles. Ce qu’ il aime chez Coetzee c’est que le narrateur est à, la merci du récit forcément invérifiable que font d’anciennes amantes, de leur relation avec l’auteur nobélisé. Julia et Adela (la plus alerte des filles de la maison Alba), ont des choses à se dire Et elles entendent être maîtresses de leur jeu. Comme Lupa l’est du sien et s’implique personnellement jusqu’à évoquer un souvenir intime. Ah comme » on voudrait voir son spectacle Capri d’après Malaparte et son Austerlitz d après Sebald...
Le spectacle produit par le teatr Polski de Wroclaw et l’institut Grotowski de la même ville, a été crée à Cracovie en janvier dernier. Il vient d’être programmé deux fois au Printemps des Comédiens avec le soutien de l’Onda.