jean-pierre thibaudat (avatar)

jean-pierre thibaudat

journaliste, écrivain, conseiller artistique

Abonné·e de Mediapart

1363 Billets

0 Édition

Billet de blog 16 juillet 2024

jean-pierre thibaudat (avatar)

jean-pierre thibaudat

journaliste, écrivain, conseiller artistique

Abonné·e de Mediapart

Vues imprenables sur « Gaviota »

Avignon. Avec des actrices et acteurs non voyants, mal voyants et voyants espagnols, la metteure en scène péruvienne Chela De Ferrari met en scène « La Gaviota » (La Mouette) de Tchekhov. On voit la pièce emblématique de l’auteur russe comme on ne l’avait jamais vue, tendue entre le visible et l’invisible, revisitée. Un moment fort du Festival.

jean-pierre thibaudat (avatar)

jean-pierre thibaudat

journaliste, écrivain, conseiller artistique

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Scène de Gaviota, Nina © Adrian Saba

La péruvienne Chela De Ferrari avait fait sensation en présentant à Paris, deux soirs seulement, son Hamlet interprété par des actrices et des acteurs atteints de trisomie 21, en particulier le rôle-titre joué par un acteur porteur du syndrome de Down. Tiago Rodrigues souhaitait faire venir ce spectacle au Festival d’Avignon mais la metteuse en scène était à Madrid en plein travail sur son nouveau spectacle La Gaviota (La Mouette) interprété par des actrices et des acteurs espagnols pour la plupart mal ou non voyants. C’est donc ce seul spectacle qui est présenté en création mondiale au Festival d’Avignon. Et c’est assurément l’une des grandes dates de ce festival voué à la langue espagnole.

Ne connaissant pas le travail de Chela De Ferrari, on ne s’y est pas rendu sans une certaine appréhension. La Mouette jouée par des aveugles. On craignait un déversoir de bons sentiments, une sensiblerie exacerbée, une prime au handicap. Rien de tel. C’est un spectacle d’une rare intensité qui - hormis quelques séquences où Chela De Ferrari cède à la facilité spectaculaire - atteint la pièce de Tchekhov au cœur.

La Mouette est sans doute la pièce la plus connue du russe mais rappelons-en toutefois les grandes lignes sans oublier les personnages dits secondaires qui pour Tchekhov et pour la metteuse en scène péruvienne ne le sont pas.

Tout se passe à la campagne dans la maison de la grande actrice Arkadina (Lola Robles) venue de Moscou avec son compagnon l’écrivain Boris Trigorine (Agus Ruiz). Vivent là une partie de sa famille dont son vieux frère Sorine (Domingo López) et son jeune fils Constantin Treplev dit Kostia (Eduart Mediterrani). Ce dernier veut être écrivain, il déteste les ouvrages, à ses yeux faciles et putassiers, qu’écrit l’amant de sa mère. Kostia veut trouver des « formes nouvelles ». Le titre de la pièce de Tchekhov vient d’un oiseau tué par Kostia qui émeut fortement Nina et donne à Trigorine l’idée d’une petite nouvelle.

Kostia a donc écrit une première pièce et, pour l’interpréter, il a fait appel à Nina (Belén González del Amo), jeune fille qui vit de l’autre côté du lac bordant la demeure, un lac qu’elle n’a jamais vu car aveugle de naissance. Kostia est amoureux d’elle, Nina, elle, rêve d’être actrice. La pièce de Kostia va être jouée là dans un théâtre de fortune dressé au bord du lac, c‘est ainsi que commence la pièce et le spectacle. Mais dans la mise en scène de Chela De Ferrari, tout a commencé par un magnifique préambule : le salon qui est installé sur la scène lorsque les spectateurs s’installent disparaît aussitôt, emporté par les acteurs et les techniciens. Le spectacle est, si je puis dire, vu par un aveugle.

Tout va se passer sur le plateau nu, le regard commun entre le plateau et la salle bascule implicitement du côté des aveugles, et tout commence dans le regard des aveugles.

Sous la plume de Tchekhov, Sémione demande à Macha pourquoi elle s’habille toujours en noir, « je suis en deuil de ma vie », répond-elle ce qui, au pays des aveugles, sonne étrangement. Et quelques répliques plus loin Chela De Ferrari ajoute ces deux répliques entre eux : « - Je ne suis pas complètement aveugle.- Moi non plus, et j’aime ce que je vois. » Tout le spectrale oscille entre les mots même de Tchekhov et ses prolongements induits par Chela De Ferrari. Laquelle a sans doute tort de trop actualiser la pièce (en parlant de TikTok and co, en remplaçant le carnet où Trigorine prend des notes par une camera, etc.) mais le plus souvent, ce double-jeu ouvre des vannes, suggère des pistes, retrousse astucieusement des répliques, ouvre les sens, comme on ouvre les yeux pour mieux voir en ne voyant rien. Une voix se souvient du lac, le décrit alors que ses yeux au mitan de sa vie ont perdu la faculté de voir quoi que ce soit. Un lac que Nina, qui vit à ses pieds, n’a jamais vu, « ma mère m’a appris à connaître les choses qu’on ne peut pas voir », dira-t-elle.

Arkadina et Nina sont interprétées par des actrices aveugles. Trigorine, lui, est pleinement voyant et Constantin quasi voyant. Le carré d’as de ces binômes amoureux induit la dramaturgie du spectacle et renverse la vision de plusieurs scènes emblématiques.

Arkadina, aveugle et actrice, se moque des « formes nouvelles » de son fils et va le manifester pendant la représentation, bientôt interrompue. La jeune Nina, aveugle et qui veut être actrice, est impressionnée par la prestance, la réputation et la voix de Trigorine. Elle ne va pas tarder à tomber amoureuse de lui - une aveugle aveuglée par l’amour - et l’écrivain vieillissant se laissera séduire par l’attrait de la jeunesse.

La pièce de Tchekhov ne se résume évidemment pas à ce maigre synopsis. Comme dans toutes ses grandes pièces, il y a bien d’autres personnages comme Macha (Patty Bonnet), intendante de la maison et qui boit en cachette ; Paulina, l’épouse de l’intendant du domaine (Paloma de Mingo) ; Dorn, le médecin (Miguel Escabias), Semione, le maître d’école (Domingo López)... C’est l’ensemble des personnages qui façonne le charme de la pièce et Chela De Ferrari ne l’oublie pas. Elle y ajoute un musicien, Nacho Bilbao, constamment présent sur scène et utile pour les actrices et les acteurs dont l’ouïe est primordiale. Elle y ajoute aussi Alicia, une régisseuse (Macarena Sanz) toujours prompte à guider ceux qui ne voient pas et d’abord Nina.

Il y a ceux qui voient et peuvent s’aveugler et ceux qui, sans voir, possèdent une vue perçante. Kostia, malvoyant, étant celui qui, à la fin, ne voyant plus aucun sens à sa vie, se prive de ce qui reste de sa vue (il ne veut pas, il ne veut plus voir ça) en se donnant la mort.

Avant de créer cette version de La Gaviota avec le Centro dramatico nacional d’Espagne, Chela De Ferrari avait travaillé durant cinq mois avec la compagnie péruvienne siVERquenzas, composée de treize acteurs non voyants. Le travail avec cette troupe lui a permis de corriger et de parfaire les idées qu’elle avait en tête au début de son travail, raconte-t-elle, et, sans doute aussi, de confirmer la condensation du temps de la pièce à laquelle elle procède.

La pièce nous revient, à la fois telle qu’en elle-même et tout autrement, comme vue de l’autre côté du miroir, dans un temps ramassé. Kostia le mal voyant, écrivain en herbe, a le béguin pour une jeune fille aveugle, laquelle aime un homme plus âgé aux propos suaves sans cependant pouvoir le voir. Bien qu’aveugle, Arkadina voit tout. Comme Macha qui, elle, souffre de voir ses rêves s’étioler. Et ainsi de suite. La cécité entraîne une sorte d’étrange fragilité des êtres doublée d’une étrange détermination. Entre le visible et l’invisible, la tension n’a de cesse. C’est d’une sensibilité on ne peut plus aiguë, d’un tact constant et d’une bouleversante finesse.

Festival d’Avignon, L’autre Scène de Vedène, 11h , jusqu’au 21 juillet sf le 17

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.