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Billet de blog 16 octobre 2016

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Retour gagnant pour « Les Épiphanies » de Pichette

Un texte insensé porté par des jeunes acteurs incandescents ; ainsi apparut, après-guerre, « Les Épiphanies » du poète Henri Pichette. Un spectacle mythique, un texte devenu légendaire. La jeune Pauline Masson aimait trop ce texte depuis longtemps pour ne pas vouloir le porter en scène à son tour et nous faire partager sa jubilation.

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Il faut imaginer la rencontre à l’été 1946. D’un côté, un jeune acteur en devenir. Après une jeunesse cannoise, des débuts à Nice, il est monté à Paris, est entré au Conservatoire en 1943, a participé à la Libération de Paris. En 1945, il joue Caligula de Camus sous la direction de ce dernier, tourne L’Idiot et Le Diable au corps. De l’autre côté, un poète en herbe. Il a participé à la Libération de Marseille, a fait lire ses premiers poèmes à Paul Eluard, a rencontré Antonin Artaud en 1945 à Ivry-sur-Seine, et commence à écrire ce qui deviendra Les Épiphanies.

« Je te vertige »

GeorgesVitaly qui était l’un des acteurs distribué dansCaligula croise le poète, le lit, et lui fait rencontrer le jeune acteur avec lequel il avait sympathisé pendant les répétitions de Caligula au Théâtre Hébertot en faisant des tours d’auto-tamponneuses sur la foire du boulevard des Batignolles. Coup de foudre réciproque entre les deux jeunes hommes. L’acteur, c’est Gérard Philipe, 24 ans ; le poète, c’est Henri Pichette, 26 ans. 

L’acteur lit le poète, il veut jouer l’œuvre en cours d’écriture. Pichette continue à écrire ses Épiphanies en pensant à l’acteur, sa voix, son corps, son enthousiasme. Il lui envoie la suite, page après page, à Rome où Gérard Philipe est parti tourner La Chartreuse de Parme. A Rome, Gérard Philipe montre les pages du poème achevé à sa partenaire, Maria Casarès. En particulier le dialogue fabuleux entre le « Poète » et « l’Amoureuse » :

« P. je t’imprime

A. je te savoure

P. je te rame

A. je te précède

P. je te vertige

A. et tu me recommences (…)»

Les deux jeunes acteurs décident de jouer ensembleLes Épiphanies. Georges Vitaly les mettra en scène. Et Roger Blin jouera le troisième rôle important : le Diable.

Les répétitions de ce « mystère profane » (ainsi défini par l’auteur) commencent au Théâtre Edouard VII. Mais le directeur du théâtre, affolé par l’écriture explosive et germinatoire de Pichette, fait marche arrière. A ses frais, Gérard Philipe loue le Théâtre des Noctambules (là où sera créé En attendant Godot quelques années plus tard) et c’est là que la poésieflamboyante de Pichette éclate au grand jour, portée par Philipe en pull noir,Casarès en robe noire et Blin en imperméable. Décor de Matta : des toiles de fond encadrées de velours noir. Musique de Maurice Roche. « Pour la scène d’amour, j’avais demandé à Matta un praticable incliné à 30° vers la salle, recouverte d’une peau de bête blanche. Allongés l’un sur l’autre, Gérard et Maria faisaient sauter les verrous de tous les désirs – l’Eden retrouvait sa faute originelle hors de toute scolastique pédante », se souvient Georges Vitaly dans ses mémoires(En toute vitalyté ; 50 ans de théâtre, Librairie Nizet, 1995). Georges Henri photographie cette scène. Plusieurs de ces clichés obsédants figurent dans les différents ouvrages consacrés à Gérard Philipe.

Illustration 1
planche contact de la création des "Epihanies" en 1947 © George Henri BNF

En 1953, au TNP, Gérard Philipe mettra en scène Nucléa de Pichette. Cruel échec. Six ans plus tard, l’acteur meurt. Au milieu des années 60, trois ans durant, Henri Pichette reprend ligne à ligne Les Épiphanies, et c’est cette version que publiera Gallimard dans la collection de poche « Poésie ». Personne ne songe àmettre en scène une nouvelle fois ce poème-théâtre. Pichette en donne une lecture au Lucernaireen 1979 qui passe inaperçue. II travaille bientôt sur ce qui sera son dernier combat, son ultime passion : le rougegorge. Son livre, Les Ditelis du rougegorge, paraîtra cinq ans après sa mort qui survient le 30 octobre 2000.

« Respirer mieux »

Cela fait dix ans que Pauline Masson (actrice, assistante de différents metteurs en scène) songeait à mettre en scène Les Épiphanies, un texte qui ne la quitte pas. C’est désormais chose faite grâce à la bienveillance d’Olivier Meyer, le directeur du Théâtre de Suresnes Jean Vilar. C’est un texte injouable, c’est bien pour cela qu’il faut le jouer.

La scénographie (Delphine Sainte-Marie) est touchante mais piégeante : comme si le décor de Matta avait été oublié dans un coin, mélangé à d’autres décors dans une remisehabitée par des pigeons. On y retrouve un mélange de praticables et de tentures, un ensemble dégradé. Stanislas Roquette tient à bout de langue le parler incandescent attribué au Poète. Gabriel Dufay impressionne dans celui du Diable, double noir du Poète, la beauté blonde d’Elodie Huber convient bien à la sensualité de l’Amoureuse – il lui reste à gagner en affirmation. Pauline Masson voit son rêve se réaliser sous ses yeux, avec détermination.  

« Monter cette pièce aujourd’hui constitue un acte de résistance contre le rationalisme à toute épreuve, (…) contre l’éternelle et persistante crainte de mal faire, de mal dire, de mal finir », écrit-elle, disant vouloir, en montant Les Épiphanies, « permettre à chaque spectateur de respirer mieux ». C’est le cas. C’est comme un bain de langue, revigorant, une saoulerie de poésie lyrique, cosmique. Dans la chaîne verbale qui va de Villon à Novarina en passant par Rabelais et Jean Vauthier, Henri Pichette est un chaînon précieux. 

Ecoutons le Diable : « Néanmoins la vie sera élucidée. Car à vingt ans tu optes pour l’enthousiasme, tu vois rouge, tu ardes, tu arques, tu astres, tu happes, tu hampes, tu décliques, tu éclates, tu ébouriffes, tu bas en neige, tu rues dans les brancards, tu manifestes, tu lampionnes, tu arpentes la lune, tu bois le lait bourru le vin nouveau l’alcool irradiant, tu déjeunes à la branche (…) »

Comme les chanteurs des rues d’autrefois, les fous qui hurlent sur les quais du métro, les contes que l’on lit à haute voix à un enfant, comme les prix Nobel de littérature, le regretté Dario Fo et le bien nommé Bob Dylan, Pichette participe à l’oralité du monde. Sa poésie n’est pas faite pour dormir dans les pages, elle appelle la bouche, le ventre, la peau, le regard de l’autre.

Ecoutons le Poète (l’absence de ponctuation est de Pichette) : « Je vous en supplie le Monde recommence Il faut épanouir l’oreille L’oreille c’est l’épouse de l’air Le grand orgue des peupliers soutient le mot d’ordre des passereaux L’arc en ciel diadème de la terre Les hommes se hèlent Ils détiennent les clefs flexibles de la mer et le volant du vent du large Ohé salut à la marée cordiale Et soyez les bienvenus, gens des étoiles qui naviguez dans notre azur Regardez Le beau sang monte à l’abordage Tout est frère ».

Les 3, 4 et 5 novembre, 21h, au Théâtre de Suresnes Jean Vilar

Grande soirée Pichette le mardi 28 mars 2017 au Grand audtorium de la Bibliothèque nationale de France, site François Mitterrand en présence de l’équipe du spectacle, de 18h30 à 20h.

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