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Billet de blog 16 novembre 2025

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« Mémoire de fille »: d’Annie Ernaux à Suzanne de Baecque

Dans « Mémoire de fille » Annie Ernaux raconte l’été 58 de celle qu’elle fut, jeune fille alors vierge. Veronika Bachfischer, Sarah Kolm et Elisa Leroy ont créé une adaptation de ce texte en allemand, elles la créent aujourd’hui en français avec, en scène, la soufflante Suzanne de Baecque

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Illustration 1
Scène de "Mémoire de fille" © Marie Clauzade

Dans les premières pages de Mémoire de fille, Annie Ernaux raconte comment ce livre a longtemps été projeté mais différé, « c’est le texte toujours manquant. Toujours remis. Le trou inqualifiable ». Il advient enfin. Annie (Ernaux), l’autrice de 73 ans, raconte Annie (Duchesne) « la fille de 58 » qu’elle fut, monitrice pour la première fois dans une colonie de vacances à S., sortant pour la première fois du giron familial et, pour la première fois, cette jeune fille qui « attend de vivre une histoire d’amour » la vit, brutalement une nuit, lorsque contre son corps nu se dresse le sexe d’un homme (le moniteur-chef plus âgé qu’elle), elle qui n’a « jamais vu ni touché un sexe d’homme ». Un homme qu’elle surnommera « l’Archange ». Un amour sans retour et sans lendemains avec, en filigrane, qui plus est pour une fille élevée dans la religion catholique, « la peur de perdre (s)a virginité ».

Annie Ernaux parle d’un faisceau de hontes. « C’est une autre honte que celle d’être fille d’épiciers-cafetiers. C’est la honte de la fierté d’avoir été un objet de désir. D’avoir considéré comme une conquête de la liberté sa vie à la colonie. (..) Honte des rires et du mépris des autres. C’est une honte de fille. Un honte historique d’avant le slogan  « mon corps est à moi » dix ans plus tard ». Soit il y a plus d’un demi-siècle.

Pourquoi porter aujourd’hui ce texte au théâtre (de fait, c’est un texte à la première personne, comme un monologue donc), l'actrice allemande Veronika Bashfischer se pose la question : « l’histoire d’Annie se répète-t-elle constamment au fil des générations ? Est-il possible de développer un langage et un récit pour le désir féminin qui se déploie au-delà du regard masculin ? Mémoire de fille explore cette possibilité en prenant comme point de départ le regard du public posé sur le corps d’une actrice ». La dramaturge Elisa Leroy complète : « comment exprimer un désir féminin au-delà d’un imaginaire centré sur une perspective masculine ? Comment rester libres à l’intérieur d’une structure qui définit la rencontre amoureuse comme rapport de domination ? »

Le nœud du spectacle est ce dialogue entre cette histoire d’hier racontée et relancée par un corps et une voix d’aujourd’hui, ceux de l’actrice Suzanne de Baecque (qui nous surprend et nous ravit de rôle en rôle), laquelle, après l’avoir servi, subvertit le corps de la fille de 58 en celui de la Suzanne d’aujourd’hui, de l'inflexion des mots et des gestes jusqu'aux fringues. Comme un dialogue entre deux époques, deux générations de filles. Le spectacle y trouve une causticité en acte et une formidable dynamique.

Ajoutons, pour finir, que Mémoire de fille est, de bout en bout, un spectacle de filles. Outre la dramaturgie, le jeu, et la mise en scène, la scénographie et les costumes sont de Lena Marie Emrich. Quant à l’adaptation elle est triplement signée par Sarah Kohm (qui signe aussi la mise en scène), Veronika Bachfischer (qui fut la créatrice du rôle lors de la création en langue allemande au studio de la Schaubühne am Lehniner platz à Berlin) et Elisa Leroy (par ailleurs dramaturge du spectacle). Or donc, bravo les filles comme disent les mecs machos, mimis, mixtes, mythos, folles et tutti quanti.

Cité européenne du théâtre, Domaine d’O, Montpellier, jusqu’au 19 nov. Puis au Théâtre des Abbesses à Paris du 26 nov au 6 déc, au Théâtre des Capucins à Luxembourg du 23 au 25 janv, et au Théâtre des Salins de Martigues le 15 fév.

« Mémoire de fille » d’Annie Ernaux est publié aux Éditions Gallimard comme presque toute son œuvre.

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