
Agrandissement : Illustration 1

Hubert Colas est un metteur en scène et un auteur qui a fondé la Diphtong Cie, mais c’est peut-être plus encore un rassembleur. A Marseille, son fief, il anime la revue If dont il a repris les rênes il y a cinq ans, il dirige un festival, Actoral, qui en est à sa quinzième édition, et il anime un lieu précieux, Montevideo, menacé de reprise par son propriétaire, ce qui serait ô combien dommageable pour Marseille et l’art contemporain car ce lieu shooté à la création brasse tous les arts et pas seulement celui du théâtre. En cela aussi Hubert Colas est un rassembleur : théâtre, danse, performance, musique et arts plastiques cohabitent à Montevideo. Tout ce qu’il fait tourne autour de la création contemporaine. S’il met en scène ses propres pièces, il monte aussi celles des autres comme Sonia Chiambretto. Hubert Colas est peu porté sur les classiques.
Mémo Mouette
Alors, on a été étonné d’apprendre qu’il allait mettre en scène La Mouette, la pièce la plus célèbre et probablement la plus montée d’Anton Tchekhov. Chaque spectateur amateur de théâtre qui n’a plus l’âge du jeune Treplev et pas encore celui du vieux Sorine a vu au moins une Mouette dans sa vie. Rares sont les années où La Mouette n’est pas à l’affiche d’un théâtre quelque part en France. On retrouvera bientôt au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis la soufflante version proposée par Isabelle Lafon en 2012 (lire ici) avec cinq comédiennes, aux antipodes de celle d’Hubert Colas.
La proposition du Marseillais se fonde sur un présupposé : tout le monde a en mémoire les grandes lignes de la pièce et ses principaux personnages. Petit mémo pour ceux qui auraient un trou : le jeune Constantin Gavrilovitch Treplev veut révolutionner le théâtre avec des « formes nouvelles » ; Nina, la jeune voisine qui habite de l’autre côté du lac, veut devenir actrice. Treplev l’aime, il lui a écrit une pièce qu’elle joue au premier acte. Mais Nina va tomber amoureuse de Trigorine, écrivain entre deux âges qui n’arrive pas à la cheville de Tourgueniev, et vit avec la mère de Treplev, Arkadina, grande actrice à laquelle Dorn, le médecin du district, fait une cour assidue. Dorn, dont Paulina est amoureuse bien que mariée à Chamraïev, l’intendant du domaine que tout le monde houspille. Il y a aussi Macha, la fille de Paulina, elle est toujours habillée en noir, elle aime Treplev en secret. Et puis le vieux Sorine, frère aîné d’Arkadina, malade. Sans oublier l’instituteur Medvedenko amoureux de Macha qui ne l’aime pas. A la fin, un coup de feu éclate en coulisses pendant qu’Arkadina et d’autres jouent à un jeu de société. Dorn sort, revient, dit que ce n’est rien, l’explosion d’un flacon d’éther dans sa boîte à pharmacie portative puis, prenant Trigorine à l’écart, il lui demande d’éloigner Arkadina et dit la dernière réplique de la pièce : « Le fait est que Constantin Gavrilovitch s’est tué.»
La pièce qui ne fait que parler d’amour et du temps qui passe s’appuie sur deux vecteurs : l’écriture et le théâtre. D’où l’idée du rassembleur Hubert Colas de demander à six auteurs contemporains de « revisiter la pièce à leur manière et de les laisser tout à fait libres de leur interprétation ». Ces auteurs sont passés à Montevideo, ont participé à Actoral ou ont été publiés dans If. On va donc retrouver les personnages de Tchekhov, ici et là des répliques, voire des scènes mais réécrites, réinterprétées ou encore transposées dans notre époque. Chaque auteur s’autorise bien des vagabondages. Le titre du spectacle rend compte du projet : Une mouette et autres cas d’espèces.
Nina, la nausée d’Angelica
Tout commence par un prologue saignant, une anti-Mouette signée Angelica Liddell qui n’y va pas de main morte pour exprimer sa détestation de la pièce, « écrite pour l’auto-complaisance et l’auto-compassion des gens de théâtre », « ce dialogue merdique permanent entre le théâtre et la vie », cette Nina qui lui « donne la nausée ». Comme on pouvait s’y attendre, Angelica Liddell a tôt fait de recentrer le propos sur elle : une séance d’essayage de « bites dorées » qu’elle fourre dans sa chatte. Pour finir, d’écrivaine à écrivain, Angelica Liddell tente de se mettre dans la peau de Treplev et de Trigorine et finit par convoquer le sacré, c’est sa marotte et ça ne mange pas de pain. Fin du prologue.
Le rideau se lève alors sur une tripotée de fauteuils clubs souvent mus par des moteurs électriques, un peu comme des auto-tamponneuses. Il y a aussi quelques billots de supposés bouleaux. Les acteurs s’amusent à glisser, et nous, assis sur des gradins sans accoudoirs, sans cuir et fixes, on regarde avec envie tous ces fauteuils confortables et très roulants réservés aux acteurs : Céline Bouchard-Cadaugade, Heidi-Eva Clavier, Jonathan Drillet, Valère Habermann, Florian Pautasso, Vilma Pitrinaite, Thierry Raynaud, Yuval Rozman, Cyril Texier et Laure Wolf.
C’est au tour de Nathalie Quintane, l’auteur du formidable Tomates (éditions POL) mais cette fois elle opte pour l’écossage des petits pois, tout le monde s’y met à commencer par l’écolo Dorn : « Je proposerais bien un repas autour d’une grande table, pour souder le groupe. Et on ferait la cuisine nous-mêmes. Fini les pizzas. » Chamraiev, qui s’y connaît en petits pois, nous livre deux façons de les faire cuire. Bref on quintanise à tout va donc on s’amuse comme souvent dans les livres de la guide Nathalie.
Jacob Wren (auteur canadien, entre autres d’une série de propositions théâtrales, Le Génie des autres, ouvrage publié en traduction aux éditions Le Quartanier) prend le relais en se demandant ce que Tchekhov écrirait aujourd’hui plus de cent ans après sa mort, si aujourd’hui la pièce ne portait plus « sur l’art mais sur le militantisme » et « si au lieu de parler de "talent", ça parlait d’action et de répression ». Au début du quatrième et dernier acte, on se retrouve devant le théâtre construit au bord du lac où, des années auparavant, Treplev avait fait joué sa pièce. « Il fait noir dans le jardin. Il faudrait qu’on démolisse le théâtre dans le jardin. Il est là, nu, hideux comme un squelette », dit Medvedenko (traduction Antoine Vitez). Réécrit par Jacob Wren, cela donne : « Il fait noir dehors. Quelqu’un devrait leur dire de faire tomber la barricade devant le consulat. Elle se dresse là, nue, hideuse comme un squelette. » Des choses comme ça, au mieux potaches.
Chez Edith Azam (proche de l’indispensable Charles Pennequin), Medvedenko devient cuisinier tout en restant « prof » mal payé et pestant contre la société de consommation. Des bouts de la pièce s’invitent par bribes, dans le désordre. A un moment, Dorn observe Treplev essayant de conquérir Nina et fait des observations en aparté, genre « Aïe », ou bien « Hum...c’est pas gagné ». C’est plutôt drôle mais, effectivement, c’est pas gagné.
Treplev et le coming out
Annie Zadek (Hubert Colas a récemment mis en scène l’une de ses dernières pièces, Nécessaire et urgent) parle chansons, cinéma et chez elle Treplev propose : « Et si on créait un collectif ? Un collectif de jeunes poètes ! D’auteurs "Extrême contemporain"! On obéirait à des contraintes ! On assemblerait des fragments ». L’auto-dérision a du bon.
Pour finir, Liliane Giraudon (auteur chez POL, par exemple, les portraits de Les Pénétrables où ne figure pas Tchekhov, ou L'amour est plus froid que le lac où il n'est cependant pas question de La Mouette) est celle qui s’immisce le plus dans les secrets de la pièce : Macha n’est autre que l’enfant caché de Dorn. Sorine, psy amateur, analyse : « Treplev n’aime pas Nina mais la comédienne qu’il veut l’aider à devenir. Pour lui, Nina n’est pas une femme mais le Théâtre. » La seule femme qu’il aime c’est sa mère et, ajoute Sorine, Treplev ne le sait pas encore mais il est homo. Arkadina s’étrangle. Sorine en remet une botte : « Comme Tchaïkovski, Eiseinstein ou plus près de toi, comme moi, son oncle ! c’est-à-dire ton frère ». Plaisant et passionnant.
A la fin du texte de plusieurs auteurs, on entend une explosion en coulisses comme à la fin de la pièce. Ce n’est jamais le même personnage qui meurt. Le dernier à se faire péter la cervelle, c’est Trigorine. Constantin, Macha, sont déjà restés sur le carreau. Mais ils ont la vie dure ; comme La Mouette, ils se relèvent.
Hubert Colas a crânement respecté les textes sans chercher à les amender et il a su bien les enrober. Une mouette et autres cas d’espèces est un jeu de société en forme de spectacle. On ne s’ennuie pas (si, tout de même un peu, car c’est un tantinet long), on s’amuse. Les acteurs aussi. Une soirée divertissante. Nina, c’est autre chose, disait Vinaver. La Mouette aussi.
Théâtre de Nanterre-Amandiers, jusqu’au 22 janvier ;
Théâtre cinéma Paul Eluard à Choisy-le-Roi, le 26 janvier.
Une mouette, selon la proposition d'Isabelle Lafon, sera au TGP-CDN de Saint-Denis du 18 avril au 6 mai.