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Billet de blog 17 février 2016

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La longue rencontre entre Danielle Collobert et Nadia Vonderheyden

C’est l’histoire de deux femmes. Si elles s’étaient rencontrées au hasard d’un bar, elles se seraient reconnues. La vie en a décidé autrement. Le théâtre, encore une fois, fait des miracles.

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Quand on aime une écriture et à travers elle, la personne (l’auteur) qui nous la confie, quand cette écriture devenue parole vous aide à vivre, à aimer, à regarder, à penser et à dialoguer, il vous vient l’envie de partager cette découverte. Le plus souvent, on offre le livre à quelques proches et moins proches. Ainsi naissent les cercles secrets de lecteurs autour d’une œuvre dont le nom de l’auteur devient comme un mot de passe. Ainsi en est-il pour Danielle Collobert.

Illustration 1
Nadia Vonderheyden dans "S'en sortir" © Jean-Louis Fernandez

Le temps fait tout à l’affaire

Nadia Vonderheyden a lu un texte de Danielle Collobert puis un autre, puis les deux tomes de ses œuvres parues chez POL en 2004 et 2005, couronnement de ce bruissement autour de cette femme née en 1940 et qui n’aura vécu que 38 ans. Et comme elle est actrice et metteur en scène, elle a voulu nous offrir Danielle Collobert sur un plateau. Rien de pire pour un acteur que de trahir un auteur aimé, sur la scène. Nadia Vonderheyden, qui a été de l’aventure du groupe T’chan’G de Didier-Georges Gabily et qui a fait partie de plusieurs aventures du Théâtre du Radeau, sait que le temps au théâtre est un trésor, un filtre sans pareil.

Alors, avec Julien Flament, un jeune acteur qui l’accompagne depuis plusieurs années, Nadia a voyagé dans l’écriture de Danielle Collobert sous forme de résidence à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, de stage avec des élèves de l’ERAC (où Nadia Vonderheyden est une habituée) mais aussi de séjours chez des amis comme le Théâtre national de Bretagne (où l’on a souvent vu Nadia dans les spectacles de Jean-François Sivadier), celui de Nanterre et, obligatoire, la Fonderie du Mans, port d’attache du Théâtre du Radeau dont Nadia connaît tous les recoins.

Le couscous en embuscade

Est venu le moment où, se sachant prête, Nadia Vonderheyden a ouvert le cercle à trois autres acteurs outre Julien Flament : Catherine Baugué et Eric Louis, qu’elle connaît depuis le groupe T’chan’G, et Frédéric Leidgens, un acteur familier des spectacles de Bruno Meyssat, de Stanislas Nordey et qui formait un étonnant duo avec feu Daniel Emilfork. Ce n’est pas une distribution, c’est un regroupement de complicités, un commando de lecteurs-acteurs multipliant les embuscades dans les textes de Danielle Collobert. Ainsi est né S’en sortir.

C’est en regardant les mains de Nadia Vonderheyden aérer la semoule du couscous qu’elle avait préparé pour toute son équipe et celle du théâtre (c’était la veille de la dernière) que je me suis laissé aller à penser qu’une des portes secrètes de son amitié de fait avec Danielle Collobert et son œuvre avait été l’Algérie. Nadia y est née, sa première langue fut l’arabe, tout fut oublié lorsqu’elle se retrouva en France à l’âge de 6 ans. Collobert, elle, s’engagea dans un réseau d’aide au FLN durant la guerre d’Algérie. Recherchée, elle partit vivre en Italie (petit clin d’œil filmé dans le spectacle).

La seconde porte secrète, c’est la voix de Nadia Vonderheyden. Etrange voix comme enrouée d’elle-même dans un lit de cendres et de miel mêlés, passant instantanément de couleurs claires et liquides à d’intenses obscurités terreuses comme si sa gorge était un chaudron où cohabitaient des contraires sans jamais se fondre. Exactement comme le chaudron du couscous qu’elle avait préparé toute la journée où chaque légume gardait sa personnalité tout en faisant corps avec les autres. Et on peut filer cette nourrissante métaphore jusqu’au bloc d’acteurs : sur le plateau, chacun garde sa personnalité d’acteur, son phrasé, mais c’est ensemble qu’ils donnent du goût au bouillon de l’écriture si particulière et si solitaire de Danielle Collobert.

Une exilée de l’intérieur

La troisième porte secrète, c’est la présence de Nadia Vonderheyden sur un plateau. Elle nous vient de loin, peut-être d’avoir été longtemps timide et repliée sur des incertitudes. Comme exilée d’elle-même. Aujourd’hui quand elle entre (volontiers à la dérobée) sur un plateau de théâtre, c’est une reine mais comme par mégarde, il reste dans ses yeux, aux étonnements keatoniens, comme un pointe d’affolement d’être, et un reste de doute : suis-je bien à ma place ici ? Elle l’est. Elle n’a pas besoin de bouger, elle est là, rayonnante. Elle est chez elle. Là sur un plateau, rien d’hostile ne peut lui arriver.

Il y a un moment où, assise sur le bord gauche de la scène, elle s’adosse au mur du théâtre et regarde ses acteurs. Non avec l’œil inquisiteur d’un metteur en scène hyper-directif, mais avec celui de l’employée du théâtre qui serait venue là sur scène passer la serpillère et se serait attardée sur le bas-côté pour regarder les acteurs lancer les mots de l’auteur. Nadia Vonderheyden n’est jamais aussi bien dans sa peau que sur un plateau tout comme Danielle Collobert ne pouvait pas vivre sans écrire et rassemblait son être en écrivant.

Illustration 2
Scène de "S'en sortir" © Jean-Louis Fernandez

La fatigue, la décrépitude, l’anéantissement, la nuit, la mort obsèdent l’écriture de Danielle Collobert dès son premier livre, Meurtre (refusé par Les Editions de Minuit, il paraîtra chez Gallimard, soutenu mordicus par Raymond Queneau), très présent dans S’en sortir. L’écriture contredit cette approche mortifère tant elle est solaire par sa vivacité, ses embardées énigmatiques, sa façon jazzée d’avancer comme par impros autour d’un thème.

« Etrange cortège »

Les acteurs forment un orchestre où chacun se lance dans quelques solos dictés par Collobert. Et c’est aussi une écriture très concrète, caméra au poing. Exemple au hasard du livre (pas forcément dans le spectacle) :

« L’approche inquiétante, vers le cœur de la ville. S’approcher lentement, avec méfiance, mais tout de même y aller tout droit, parce que c’est nécessaire et sans recours. Etrange cortège.

Nous sommes au centre de la ville. Une maison privilégiée, haute, imposante. Nous n’avons pas franchi le seuil. Nous étions au milieu de la rue. Une femme est sortie. Elle l’a regardé, elle nous a dit : "c’est lui, ah oui, c’est lui." Elle nous l’a pris des mains comme s’il était pour elle, sans poids, et elle l’a emmené dans la maison. La porte s’est refermée sur du silence. »

Toute l’œuvre de Collobert ressemble à cette autre séquence magnifique de Meurtre :

« Elle » entre dans un café et tout de suite voit au fond une vieille femme assise (« j’ai eu honte comme si j’étais entrée nue dans le café »). Elle regarde son « visage fané, creusé ». La vieille femme se lève, met son « vieil imperméable vert ». Elle la suit dans la nuit, elle marche vite, puis un homme est à ses côtés, puis elle monte dans un bus, elle descend, la narratrice (Collobert) est derrière elle. « J’ai peur. Je ne voudrais pasque ça finisse tout de suite. » Elles sont maintenant dans un café très sale et très vieux, elles consomment, pour la première fois se regardent (« Je sens la crasse qui monte le long de mes jambes »), le temps se disloque. De nouveau la rue, la nuit, le bus. Elle ouvre une porte, monte, l’autre reste en bas puis – « c’est convenu » – monte. La porte est ouverte. « Elle est sur le lit, en imperméable, les yeux fixes. Je la regarde quelque temps. Il faut que je parte. Elle est morte. Je regarde. Je redescends. La porte ne se ferme pas. Je suis perdue dans les rues. La grisaille vire au bleu laiteux. Le jour se déchire. » Fin de la séquence.

Dans Meurtre comme dans Dire I (autre texte où puise le spectacle), il est question d’une femme au visage taché, à la bouche distordue ou d’un « verre éraflé fendu » qui entrouvre le visage. Alors, sur scène, Nadia Vonderheyden se jette de la poudre blanche sur le visage : balafre, vieillissement et masque mortuaire tout à la fois, et, au milieu,cette bouche qui s’ouvre, ensanglantée de mots. On sort de S’en sortir avec une folle envie lire ou relire Danielle Collobert. Bon signe.

S’en sortir, créé à la MC2 Grenoble sera en tournée la saison prochaine. Les deux tomes des œuvres de Danielle Collobert sont disponibles aux éditions POL.

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