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On leur avait proposé de se rencontrer au Jardin de la Vierge. Drôle d’endroit pour une rencontre. Elles auraient dû se méfier. C’était couru qu’il allait leur arriver une bricole avec un nom comme ça. L’une et l’autre avaient été contactées par une officine qui sous le nom de « Sujets à vif » abrite en fait un site de rencontres dont la mère maquerelle se fait appeler Madame Essacédé. Cette dernière avait chuchoté à chacune qu’elle était faite pour rencontrer l’autre dont jusqu’ici chacune ignorait l’existence. Elles avaient à peu près le même âge, disons la trentaine, et connaissaient bien la même ville, Lyon.
Justine rime avec Pauline
Justine, après sa licence de philo, avait troqué l’éthique pour le cirque, elle était entrée au CNAC et en était ressortie spécialisée dans la voltige en main à main. Avec Frédéric Vernier, elle avait écrit Noos, une pièce de portée acrobatique qui n’en finit pas de tourner. Pauline, elle, avait étudié la mise en scène à Londres (Royal Academy of Dramatic Art) et l’écriture dramatique à Lyon (ENSATT) avant d’écrire des pièces dont certaines allaient être publiées et jouées plus tard, comme Ctrl-X et Bois impériaux (lire ici et ici). Un jour donc, la mère maquerelle habillée en fée a sorti sa baguette magique et les a présentées l’une à l’autre. Celle qui venait du cirque, Justine Berthillot, et celle qui venait des planches, Pauline Peyrade.
Leur « Sujet à vif » au Festival d’Avignon 2015 témoignait de la joie, du plaisir et plus que ça, que leur avait procurés cette rencontre. Comme si elles l’attendaient, en avaient rêvé. Sur la scène si particulière du Jardin de la Vierge gardée par de vieux et hauts murs, une touffe d’arbres, et donnant sur un coin de ciel, elles s’enroulaient l’une à l’autre, elles étaient parfois deux en une. Elles n’allaient pas se quitter comme ça. Et ce qui devait arriver arriva : elles ont fait un enfant. Dans le spectacle vivant, on appelle ça une jeune compagnie. Elle a pour nom #CiE et vient de présenter son premier vagissement, un spectacle à partir de Poings, une pièce écrite par Pauline et dédiée à Justine.
Un, deux, trois
C’est une histoire à deux ou trois. Elle met en scène Moi (Justine Berthillot), Toi (Pauline Peyrade) et Lui (Antoine Herniotte). Et entrelace trois écritures : les mots de Pauline, les acrobaties de Justine, les sons d’Antoine. Ce dernier, sorti du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, joue avec diverses compagnies et aime « architecturer les sons » pour ses propres textes, pour des danseurs et des circassiens.
La pièce a été publiée de façon classique (aux éditions Les Solitaires intempestifs, comme les précédentes), mais en annexe on peut voir quelques pages de la partition telle qu’elle a été écrite par Pauline Peyrade : trois portées, une pour chaque voix et en regard le mouvement ondulatoire des « BPM », les battements de cœur par minute. C’est une pièce qui fait battre les cœurs et les corps en cinq mouvements.
Sur un dancefloor, Toi et Moi rencontrent l’homme aux mains immenses, Lui. Au milieu de la piste, Lui danse avec Toi sous l’œil de Moi qui est comme le regard intérieur de Toi, son garde-fou, sa face cachée, son conseil, celle qui observe au dedans ce que l’autre vit, son double, sa meilleure amie ou encore sa mauvaise conscience. Il y a quelque chose d’irrésistible dans cette rencontre. Oui mais quelle rencontre ? Celle qui relie Toi à Moi et inversement, ou celle qui relie Toi à Lui ou Lui à Moi ? La pièce multiplie les courts-circuits, les chevauchements. L’attirance réciproque qui ne va pas sans une mâle violence grandissante. Il n’y a pas d’amour sans violence, sans coups de poings, sans jambes qui flageolent, sans KO debout. Les poings du titre sont tout autant ceux que l’on serre quand les mots manquent, quand le corps semble impuissant à réagir aux assauts hostiles, quand la parole s’engorge ou quand elle engrange sa future révolte. Des répliques s’échangent, passent d’une bouche à l’autre comme « des choses comme cela, ça arrive ». A certains moments, cela ressemble rythmiquement à ces échanges entre joueurs lors d’un match de ping-pong quand les adversaires se renvoient la balle de plus en plus rapidement jusqu’à ce qu’elle sorte du cadre ou s’abîme dans le filet.
Rollers stone
Seconde séquence, une voix off nous entraîne dans un conte : forêt, lac, maison, une collection de visions. « L’homme parle avec une femme très belle. Je ne me reconnais pas, mais je sais que c’est moi », dit la voix off. Sur scène, Moi fait tourbillonner ses rollers, le récit avance par glissements, les rollers s’affolent quand l’homme enfonce son sexe dans la bouche de la femme.

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Les mouvements suivants nous entraînent, une (des) année(s) plus tard, dans une voiture roulant vers la mer où Lui n’a qu’une envie : aller faire de la plongée avec ses potes, sans Toi. Scène de ménage d’un couple installé, dislocation qui entraînera en prolongement ou métaphore une fracassante séquence de danse acrobatique. S’ensuivront des renversements de postures, la rupture, la fuite à Paris. A la fin, l’écartèlement cède à l’étreinte entre Toi et Moi, réconciliées, réunies.
Quelque chose achoppe dans le récit que je viens de faire et qui entendait restituer quelques lignes du spectacle et de la pièce. C’est que mon récit est linéaire, forcément, alors que la pièce et le spectacle ne le sont jamais.
En écrivant Poings, Pauline Peyrade fait une fois de plus preuve d’une écriture des plus singulières qui met en scène et explore ici les arcanes du vertige intérieur qui peut aller de la pétrification à la fuite en passant par la tétanisation de l’instant.
Le spectacle a été créé sur la scène du CDN de Vire dont l’architecture tient le public trop à distance de la scène (un théâtre relativement récent que l’architecte a pourvu d’un hall à colonnes d’une remarquable laideur). C’est l’une des neuf créations (sur cinquante spectacles) du festival Spring consacré aux « nouvelles écritures du cirque » et qui se déroule jusqu’à la mi-avril dans toute la Normandie. Le CDN de Vire est l’un des soixante lieux partenaires. Le spectacle Poings relève bien des « nouvelles écritures » mais excède la catégorie « cirque » puisqu’il relève de plusieurs et à dire vrai d’aucune. La preuve : Poings poursuit sa route dans une des salles des Subsistances à Lyon, la ville où Justine Berthillot et Pauline Peyrade auraient pu se rencontrer.
Poings aux Subsistances de Lyon du 23 au 25 mars, saison Acces’soirs salle Dumoulin à Riom le 3 mai. Texte de la pièce aux éditions Les Solitaires intempestifs, 112 p., 13€.
Festival Spring en Normandie, jusqu’au 18 avril.