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Billet de blog 17 mai 2018

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Lisbonne (1/2) : le temps de Tiago Rodrigues

Avec « By heart », une version personnelle d’« Antoine et Cléopâtre », une mémorable occupation du Théâtre de la Bastille il y a un an, « Bovary » et le sublime « Sopro » au dernier Festival d’Avignon, Tiago Rodrigues est devenu un phare du théâtre européen. A Lisbonne, devenu directeur du Théâtre national, il en a fait une ruche, butinant à tout va.

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A 41 ans, Tiago Rodrigues entame son second mandat de trois ans à la tête du Théâtre national de Lisbonne Dona Maria II. D’avril à juin 2018, la programmation a pour titre « Teatro ao poder », « le théâtre au pouvoir ». Ces mots, clin d’œil aux événements de l’année 1968, sont inscrits en lettres capitales sur un calicot barrant la fausse entrée principale du théâtre, celle qui donne sur la place Dom Pedro IV où l’on croise beaucoup plus de touristes que de Portugais, comme dans bien des rues du Rossio.

Le premier des non admis

« La question de l’habitation est centrale à Lisbonne » dit Tiago Rodrigues qui évoque ces vieux et modestes Lisboètes, locataires   depuis des lustres et expulsés pour faire place à des locations du type Airbnb après rénovation. La question passe dans le spectacle qu’il prépare avec les élèves de la Manufacture, l’école de théâtre de Lausanne (lire demain) et se traduit aux abords de la fausse entrée principale du National (la vraie se tient sur le côté). Là, à l’abri du vent et du soleil, sous les colonnes, vivent des SDF. En toute tranquillité car le proche territoire autour du théâtre appartient à l’établissement et le directeur a demandé à la police de ne pas intervenir. Un détail qui, avec beaucoup d’autres, fait de Tiago Rodrigues un directeur de théâtre national pour le moins atypique. Comment en est-il arrivé là ?

C’est au pied du théâtre que commence l’avenida Liberdade où le 25 avril, jour anniversaire de la Révolution des Œillets du printemps 1974, les Lisboètes défilent avec un œillet à la main ou à la boutonnière, une manifestation sans discours « que personne ne peut se réapproprier », dit Tiago. En remontant l’avenue à ses côtés, on remonte le temps.

Fils d’un père journaliste qui sous la dictature travaillait dans le seul journal propre du pays, y traitant des sujets allant de la corruption aux mouvements politiques contestataires des années 70, et d’une mère médecin généraliste, Tiago, élève moyen, a fait un peu de journalisme mais, comme « la question de l’objectivité » lui posait des problèmes, s’est orienté vers le théâtre.

En 1996, il passe le concours du Conservatoire de Lisbonne, il est le premier des non admis et un admis fait défection : on le rappelle. « Aujourd’hui, c’est devenu un bon conservatoire. A l’époque, c’était plutôt une mauvaise école, très académique, cela ne me correspondait pas. A la fin de la première année, en juin, Joan Motta [le fondateur de la Comuna, l’une des premières troupes indépendantes du pays] a dû rehausser mes notes pour que j’entre en deuxième année. Pendant l’été, j’ai fait un stage avec le tg STAN qui venait à Lisbonne pour la première fois et un autre avec Jorge Silva Melo qui venait de fonder sa compagnie et parlait de l’engagement du comédien et de sa liberté sur la scène. » Tiago Rodrigues entame la seconde année, on lui fait comprendre qu’il ferait mieux de s’orienter vers des études littéraires. Silva Melo et le tg STAN ont remarqué l’animal et chacun propose de l’engager comme acteur sur leur prochain spectacle. Il quitte le Conservatoire.

« Voilà, c’est là »

Chemin faisant, nous voici arrivés au Parque Mayer. Un lieu mythique où se regroupaient les théâtres de la comédie musicale "à la portugaise" et où vivaient les gens qui y travaillaient. Un genre codé établi à la fin du XIXe siècle dont Tiago Rodrigues raconte le déroulé avec précision et délectation : « Cela commence par une séquence musicale avec danse et avec tout le monde, puis trois quatre séquences comiques avec les comédiens, puis à nouveau une séquence musicale avec danse, puis le fado, puis à nouveau des séquences comiques, puis un comédien sérieux invité à dire des poèmes, puis encore une séquence de comédie et le finale avec tout le monde sur scène. » Des spectacles de deux ou trois heures avec deux entractes qui connurent un succès phénoménal dans les années 20 à 40. « A partir des années 50, c’est devenu un centre névralgique de l’antifascisme. Dans les loges des femmes, où la police n’entrait pas, se tenaient des réunions communistes », continue Tiago qui raconte au présent un temps d’avant sa naissance.

Tiago Rodrigues raconte aussi que la censure avait interdit la présence sur scène de tout ce qui était rouge, costumes ou lumières, et qui suscitait l’adhésion du public. Alors les théâtres se sont entendus pour que le violet tienne lieu de rouge. Le public, complice, applaudissait à chaque lumière violette, les censeurs, présents dans la salle, ne pouvaient rien faire. « Dans les années 60, dit encore Tiago, un impresario a racheté tous les théâtres du Parque Mayer, « d’un côté il avait de bons rapports avec le pouvoir, de l’autre il aidait des gens en danger à partir à l’étranger et encourageait les mouvements d’opposition. Après la Révolution, ce genre a perdu de son utilité : on pouvait tout faire. » Des compagnies indépendantes s’étaient formées comme Comuna ou Barraka qui jouaient les auteurs auparavant interdits. « Le théâtre de revue s’est vidé de son sens, il est devenu de mauvais goût. »

Le quartier est aujourd’hui méconnaissable ; un théâtre a été rénové, un autre, fatigué, accueille des spectateurs âgés et nostalgiques, un troisième est en ruine. Comme souvent chez les gens de théâtre, Tiago Rodrigues adore raconter des histoires de théâtre. Le voici parlant d’un lac qui existait là autrefois et où s’était noyé le fils du propriétaire du lac et du terrain alentour. Le père avait préféré vendre. « A l’emplacement du lac allait être construit le Teatro Variedadas qui connu bien des échecs, on disait alors que c’était à cause de l’enfant du lac. » Tiago lève la tête et regardant le mur rouge brique du théâtre, dit : « Voilà, c’est là. » C’est là, dans ce Théâtre Variedadas que Tiago Rodrigues a fait ses premiers pas d’acteur en avril 1998. Distribué dans Le Fragment Fatzler de Brecht mis en scène par Jorge Silva Melo (croisé en France dans les spectacles de son vieil ami Jean Jourdheuil).

Trois mois plus tard, il était dans la distribution du Platonov du groupe STAN, spectacle qui allait venir à Paris au Théâtre de la Cité universitaire. Tiago Rodrigues allait suivre durablement le tg STAN, faisant partie de la distribution des Antigones, spectacle qu’il devait jouer durant douze ans et avec lequel il foula pour la première fois la scène du Théâtre de la Bastille. Tout en continuant à travailler avec le tg STAN, Tiago Rodrigues fonde sa compagnie en 2003, une troupe sans théâtre, ce qui était inenvisageable avant la Révolution. Entre-temps, le Théâtre Variedadas avait fermé ses portes. Aujourd’hui, il n’en reste que quelques murs. L’enfant du lac peut dormir tranquille.

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Ce qui reste du teatro variedadas où Tiago Rodrigues débuta © jpt

En quittant le Parque Mayer et en reprenant le chemin du Théâtre national, Tiago raconte encore une histoire dont a été témoin l’avenida Liberdade où nous marchons. « Il s’appelait João Villaret. C’était un grand comédien, sérieux et respectable qui, dit-on, impressionnait. L’une des figures du Théâtre national durant plusieurs décennies. Il lui arrivait d’intervenir au Parque Mayer dans une comédie musicale portugaise pour dire des poèmes. Pendant deux ans, il a joué au Théâtre national une pièce très célèbre où son personnage intervenait au premier et au troisième acte mais n’apparaissait pas au second. Alors, après le premier acte, il sortait en costume du National, remontait l’avenue tout en changeant de costume en marchant, entrait en smoking dans le théâtre du Parque Mayer, disait des poèmes de Pessoa, revenait au National en se changeant à nouveau et refaisait le même manège pour les saluts. »

Le faux-vieux Théâtre national

Le Théâtre national a brûlé entièrement en 1964. Enfin presque. La légende veut - mais au Portugal la plupart des légendes flirtent avec l’authenticité- que la loge d’une vieille actrice réputée mauvaise à la ville comme à la scène fût épargnée par les flammes : « le feu n’osa pas entrer », sourit Tiago. Les travaux allaient durer quatorze ans. Faute de reconstruire à l’identique, c’est-à-dire tout en bois, des murs aux fauteuils, on aurait pu penser que les architectes se tourneraient vers le futur. Ce fut tout le contraire. Le théâtre d’aujourd’hui avec ses dorures et sa loge royale (choses étrangères au théâtre initial) semble un faux vrai théâtre du XIXe siècle. A tel point qu’un guide comme le Petit futé le présente comme datant le 1842 et resté dans son jus.

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Tiago Rodrigues pendant "l'occupation" du Théâtre de la Bastille en mai juin 2017

Quand le Théâtre national rouvre ses portes en 1978, quatre ans après la Révolution des œillets, il débauche les meilleurs techniciens des théâtres du Parque Mayer. La troupe est constituée de comédiens aguerris et fiers. Être « comédien du Théâtre national » est un statut à part, comme être « sociétaire de la Comédie-Française » mais la comparaison entre les deux théâtres s’arrête là, on va le voir. La troupe est permanente alors que le directeur artistique du théâtre change. L’état va laisse mourir ce statut à petit feu. En 80, la troupe comptait 40 acteurs, il n’y en avait plus que 12 en l’an 2000. Le théâtre employait 160 personnes en 1980, il n’en restait que 90 en l’an 2000.

Quand Tiago Rodrigues est pressenti pour diriger le Théâtre national il y a six ou sept ans, il ne reste plus que 6 acteurs âgés. « J’ai hésité. Je n’avais jamais dirigé un théâtre, même un petit théâtre. Je n’avais aucune idée de comment cela fonctionnait. La proposition me surprenait venant d’un gouvernement de droite car, sans être membre du parti socialiste, je soutenais la campagne de celui qui est aujourd’hui le Premier ministre. Avant de me décider, j’ai parlé avec beaucoup de personnes et nos deux tutelles : le ministère de la Culture et le ministère des Finances. Et j’ai été engagé par le gouvernement de droite, sans doute sensible au fait que je travaillais à l’étranger et que mes spectacles y étaient bien reçus. Quand je suis arrivé, j’ai déjeuné avec chacun des six comédiens du Théâtre national, et ceux qui le voulaient sont restés. » Ils y font aujourd’hui des choses qu’ils n’auraient jamais pensé faire.

Vingt créations par saison

Tiago Rodrigues a révolutionné le Théâtre national de Lisbonne. D’une maison vouée au patrimoine national des siècles passés, il a fait un théâtre de créations avec une ouverture sur l’étranger (Christiane Jatahy étaità l’affiche avec trois spectacles quand je séjournais à Lisbonne), une attention aux publics négligés comme celui des tout petits et celui des ados, une volonté de prendre le mot National au sens géographique : chaque année pendant trois ans, trois spectacles du National vont dans cinq villes du Portugal, cinq autres villes suivront, etc.. Le National est une ruche vibrante. Sur les 30, 35 spectacles joués chaque année, une bonne vingtaine sont des créations. Dans le hall, on installe des chaises et chaque mois un jeune poète portugais vient lire ses poèmes et discuter avec le public. Au premier étage, le foyer est devenu le lieu des spectacles pour les touts petits avec des jeunes comédiens permanents sortis du Conservatoire, une troupe adolescente a été constituée. Une bourse vient également d’être créée sous l’impulsion de plusieurs théâtres dont le National permettant à un jeune talent de toucher 25000 euros et d’être programmé dans ces différents théâtres. Le premier lauréat vient du Mozambique. Les répercussions de telles initiatives sont fortes.

Chaque année, à l’heure des âpres discussions sur le budget, Tiago Rodrigues met sa démission dans la balance. Son budget est passé de 360000 à un million d’euros. Il voudrait doubler ce budget, infiniment moindre que celui d’autres théâtres nationaux européens. Tiago Rodrigues avance en innovant sur tous les fronts : programmation, discussions budgétaires, répétitions, écriture, tournées... Cet amoureux du genre humain sait aussi déléguer. Tiago Rodrigues est un homme pressé et touche à tout ce qui semble prendre du temps. Il sait, il aime prendre le temps qu’il faut jusqu’à le retarder (si bien qu’il est toujours en retard), le temps d’accueillir des étrangers, le temps de raconter des histoires, le temps de quitter son bureau où il ne s’attarde jamais et d’aller dans un café proche du théâtre pour écrire ou modifier la pièce en forme de lettres qu’il écrit pour les élèves sortants de la Manufacture de Lausanne, lettres qui commencent toutes par : « Rien n'arrive comme prévu ». A suivre demain.

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