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Billet de blog 17 octobre 2023

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Homère et les Palestiniens

Longuement préparée, bien avant les tueries du Hamas et les ravages des bombardements de Gaza par l’armée israélienne, une tournée de spectacles palestiniens se déroule actuellement en France. Après une escale à Bordeaux, Lyon. Le Festival Sens Interdits propose un focus palestinien autour de trois spectacles et des rencontres. Pendant ce temps, Mahmoud Darwich continue de dialoguer avec Homère.

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Illustration 1
Scène de "And I am here" © Freedom theatre

Il y a deux ans, l’ONDA (Office National de Diffusion Artistique) organisait une voyage de prospection, conviant des directeurs de théâtre et de festivals à aller voir ce qu’il en était du théâtre palestinien. Aujourd’hui, le festival Sens interdits à Lyon pilote une tournée de plusieurs spectacles vus alors et qui arrivent en France, après les massacres du Hamas et les bombardements meurtriers de Gaza par l’armée israélienne. La tournée devait commencer à Choisy-le-Roi le 11 octobre par le spectacle And here I am (et ici je suis) passablement autobiographique, du palestinien Ahmed Tobasi. Cette ville du Val de Marne a décidé « le report du spectacle » (mais jusqu’à quand ?) « en regard de la situation internationale et de l’émotion qui étreint toutes les communautés touchées par les événement en Israël et dans la bande de Gaza, en signe d’apaisement et de respect pour toutes les victimes ».

Telle n’a pas été la position du festival FAB (Festival international des Arts de Bordeaux métropole) qui, après deux grosses semaines de festivités, s’est achevé ce week-end, avec force, par ce spectacle palestinien précédé par le non moins troublant, Losing it, un spectacle palestinien chorégraphique de Samaa Kakin et Samar Haddad King. Les deux spectacles présentés l’un à la suite de l’autre au Glob théâtre, ont été ovationnés. Sylvie Violan, directrice du FAB et le sa Scène nationale Carré-Colonnes était du voyage de l’ONDA.

Ces deux spectacles arriveront prochainement au Festival Sens interdits à Lyon dans le cadre d’un « focus palestinien ». Ce festival, dirigé par Patrick Penot, par la voix et le choix des artistes étrangers invités, demeure à la pointe des conflits, luttes, censures et désastres internationaux via les forces des arts scéniques , bras armé de pensée de la résistance civique.

Un fil vert, une poutre traversent en biais le plateau et coupent en deux l’espace de Losing it comme une frontière. Où vivre ? Sur la poutre-frontière, en équilibre instable ? D’un côté ? De l’autre ? Des deux côtés à la fois ? Et comment faire avec les bruits de balles et les bombardements qui lézardent le ciel jusqu’à l’horizon ? Et comment le corps réagit-il à cela ? Ces interrogations traversent, parmi d’autres, le corps de la danseuse Samaa Wakim, diplômée de la faculté des théâtre de l’université d’Haïfa et membre du Yaa Samar Dance Theatre (YSDT) fondé par Samar Haddad King à New York en 2005 puis en Palestine cinq ans plus tard. C’est elle qui signe et interprète la musique prenante du spectacle.

Losing it est le premier solo de Samaa Wakim, et l’un des nombreux spectacles du YSDT, nombre d’entre eux se heurtent à des problèmes de visas, de violences, etc., et doivent être annulés. Losing it a été créé au Khahabi theatre, une structure créée en 2011 à Haïfa et qui entend « promouvoir la culture indépendante comme renouvellement de l’identité palestinienne ». Samaa Wakin faisait partie des danseuses du formidable Milk de Bashar Murkus vu au Festival d 'Avignon en 2022.

Dans And I am here, bien mis en scène par Zoé Lafferty, au milieu d’un fatras très organisé d’accessoires, l’acteur palestinien Ahmed Tobasi raconte sa propre histoire mise en mots par Hassan Abdul Razzak. Tout depuis le début. Comment, à la création de l’état d’Israël, ses parents ont dû quitter leur maison pour venir au camp de Jénine. Un camp riche en « montagnes d’ordures », en trottoirs défoncés et en coupures d’électricité. Le futur acteur avait trois-quatre ans lors de la première Intifada. Son père est arrêté, « c’était la première fois que j’entendais le mot arrestation ». Il n’allait pas cesser de l’entendre. Très jeune il fréquente le Stone théâtre fondé par une femme juive qui a épousé un palestinien.

Lors de la deuxième Intifada qui aboutira à la destruction partielle du camp, Ahmed Tobasi s’engage dans la lutte armée. Arrêté, il croupit dans les geôles israéliennes durant quatre ans. Son amour pour la belle Saana s’éloigne. A sa sortie de prison, il s’exile en Norvège et y parfait sa connaissance du théâtre. Il reviendra au camp de Jénine en 2013 et, quatre ans plus tard, crée And here I am, spectacle qu’il promène depuis dans le monde entier. Un spectacle rôdé jusqu’à atteindre une belle souplesse de jeu, l’acteur jouant avec des tas d’objets comme avec des partenaires et donnant à son histoire, celle d’« un réfugié palestinien sur un territoire occupé », une portée universelle. «  Il y a des millions de réfugiés à travers le monde, et j’ai décidé de partager mon histoire avec eux et le reste du monde pour illustrer la complexité de ce que cela représente d’être réfugié ». Il le fait et avec l’élégance de l’humour.

Au camp de Jénine, Ahmed Tobasi dirige aujourd’hui le Freedom theatre créé en 2006. Un lieu de transmission et de formation , fier d’avoir su favoriser de nouvelles générations d’artistes. Et le formidable acteur qu’est Ahmed Tobasi d’ajouter : « jouer ce spectacle devant mes compatriotes palestiniens et pour ma communauté du camp de Jénine me permet de leur rappeler que nous ne vivons pas une vie normale, et que notre destin n’est pas de continuer ainsi ».

Le festival Sens Interdits présentera également Les monologues de Gaza, des paroles de trente trois adolescents recueillis par le Théâtre Ashtar, deux ans après l opération « plomb durci » qui en 2008-2009 ravagea Gaza et fit mille quatre cents morts côté palestinien.

« Et la terre se transmet comme la langue » chantait Mahmoud Darwich .

Dans son livre d’entretiens (La Palestine comme métaphore, poche Babel), le poète palestinien s’interroge : « Le drapeau est-il plus important qu’Homère ? Laissons l’Histoire répondre à la question ». Dans son recueil La terre nous est étroite (Poésie Gallimard), le même Mahmoud Darwich a écrit un poème titré D’autres barbares viendront qui s’achève par ces mots : «  Homère naîtra-t-il après nous...Et les épopées ouvriront-elle leurs portes à tous ? »

Festival Sens Interdits, focus Palestine: And here I am, les mer 18, jeudi 19 et vend 20 à 19h aux Subsistances , Losing it du 24 au 26 à 19h30, aux Subsistances. Les Monologues de Gaza les 27 à 19h et 28 oct à 17h au Ciel.

le spectacle Losing it sera ce soir à l'agora  de Boulazac du 18 au 20 oct  au Théâtre d"Union à Limoges pour un workshop,  le 23 nov au théâtre de la Joliette àMarseille, le 26 nov au théâtre d' Aire à Bastia et le 30 nov au Safran d'Amiens

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