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Aucun attentat, jamais, n’abattra La Cerisaie d’Anton Tchekhov. C’est sa dernière pièce. Elle est inépuisable comme toutes ses pièces. Mais, entre toutes, la plus insaisissable. Plus que la pièce, c’est cela que mettent en scène de façon aussi différentes que pertinentes, Chantal Morel et le tg STAN.
Le froid, le chaud...
Dans une lettre à Stanislavski le 3 février 1903, écrite à Yalta où il réside dans une maison avec jardin sur les hauteurs, Tchekhov dit vouloir entamer l’écriture de La Cerisaie le 20 du mois et la finir pour le 20 mars. Il a en tête le schéma de la pièce, les personnages. Au premier acte, il voit les cerisiers en fleurs derrière les fenêtres de la grande propriété familiale dont Lioubov est l’héritière. Tchekhov a froid, il ne fait que 11°C dans son bureau, à la fin mars la pièce n’est pas du tout écrite. On peut incriminer la froidure. En juillet, elle ne sera toujours pas prête. Cette fois, Tchekhov parlera (autre lettre à Stanislavski, le 28 juillet) du beau temps peu propice à l’écriture.
L’écrivain avance deux autres arguments dans la même lettre. Le premier, c’est « la difficulté du sujet » : pour l’essentiel, tout est joué d’avance, la cerisaie sera vendue avant la fin de la pièce (la date de la vente se rapproche d’acte en acte). Une gigantesque cerisaie. En se basant sur les propos de Lopakhine au début de la pièce, le tg STAN a calculé que la cerisaie, fierté de la région, couvrait une surface équivalente à 1500 terrains de foot. Les dettes sont telles, que la vente est inéluctable, Lioubov le sait comme tout le monde. La solution proposée par Lopakhine (marchand, petit-fils d’un ancien serf du grand-père de Lioubov) est d’abattre la cerisaie et d’en faire des lotissements pour estivants. Impensable pour Lioubov et les siens.
...et la paresse
Maîtresse des lieux, de retour au domaine après avoir vécu à Paris cinq ans durant, Lioubov rentre les poches vides après avoir mis fin à une histoire d’amour ruineuse, elle sait qu’elle ne peut pas faire face aux échéances. Mais elle et les siens font comme si un miracle pouvait avoir lieu, comme si la cerisaie était inviolable. On se voile la face et on parle d’autre chose, comme souvent chez Tchekhov.
Le dernier argument de Tchekhov pour ne pas travailler à sa pièce, c’est sa « paresse ». De plus, malade, il n’est pas très vaillant. J’imagine Tchekhov dans son bureau pendant l’été 1903. Il écrit un peu, lève les yeux et regarde par la fenêtre, le jardin est beau, le ciel de Yalta magnifique. Il sort, s’assoit sur un banc. Rêvasse. Il « traîne » tout l’été. La Cerisaie ne sera achevée qu’à la fin septembre. Tchekhov semble avoir écrit la pièce par petites touches. Dans une autre lettre, il parle de « mosaïque ».
C’est une pièce qui traîne, qui n’en finit pas d’attendre si bien que l’événement prévisible de la vente apparaît comme un soulagement. C’est une pièce où on peut entrer n’importe où, ressortir, revenir, ce que fait Chantal Morel. On peut aussi jeter son dévolu sur un détail, ce que fait le tg STAN. Commençons par ce dernier.
La danse de la dernière fête
Au troisième acte, pendant que l’on attend Gaev (le frère de Lioubov) et Lopakhine de retour de la vente, la maison connaît son dernier bal. Le vieux serviteur Firs (qui n’avait pas voulu être affranchi) regrette que l’on n’y invite plus des généraux et des barons comme autrefois mais des chefs de gare. C’est la dernière fête de Lioubov et des siens dans cette maison que les a vus naître (le premier acte se passe dans une pièce baptisée « la chambre des enfants ») et qui appartient à la famille depuis plusieurs générations.
Dans la plupart des mises en scène de la pièce, la danse est souvent reléguée en coulisses ou passe en coup de vent. Ici, elle occupe tout le fond du plateau derrière un mur de grandes baies vitrées un peu décaties surmontées d’invraisemblables stores un peu fatigués. Une danse fortement rythmée, pendant moderne à la danse dont parle Tchekhov. Elle prend une place considérable (espace, durée). Une danse rituelle de l’adieu à la maison. Tout le monde est en ligne mais chacun danse seul.
Un long moment magnifique, qui dure jusqu’à l’arrivée de Lopakhine, un peu mal à l’aise dans son triomphe : c’est lui qui a acheté la cerisaie. L’interprétation du grand Franck Vercruyssen ramifie à merveille les ambivalences du personnage. Lioubov, elle, est interprétée par la toujours sidérante Jolente de Keersmaeker, un des piliers du tg STAN avec Franck, et sœur de la chorégraphe Anne Teresa. La chorégraphie n’est pas signée mais on y devine une patte familiale.
Un vieux jeune Firs
Trois autres piliers de la troupe sont là, brevetés maison, les cinq autres acteurs sont fraîchement sortis des écoles de théâtre. Ces derniers semblent s’être glissés sans effort dans la façon de faire du tg STAN qui commence par un long travail à la table où se façonne une approche du jeu et de la pièce, l’acteur étant comme le gardien, l’accompagnateur du rôle. Le texte est dit mais comme improvisé, recréé et, ce n’est pas un détail, l’accent flamand redonne du relief à notre langue. La décontraction des corps n’en souligne que mieux les moments de tension, de pétrification. L’humour-amour du jeu qui traverse tous les spectacles du tg STAN met ici en évidence toute la drôlerie de la pièce affirmée par Tchekhov et que ne comprenait pas Stanislavski.

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La plupart des acteurs ne jouent qu’un personnage, ce n’est pas le cas de Stijn Van Opsttal qui interprète à la fois le comptable Epikhonov et le vieux serviteur Firs. En passant d’un personnage à l’autre, l’acteur nous dit qu’il change de personnage (pas de spectacle du tg STAN sans une complicité ponctuelle ou systématique avec le public), mais là, cela ne fonctionne pas. L’acteur n’est pas en cause. Firs est aussi lézardé que les baies vitrées du décor et leurs stores pourris. Il est l’âme qui garde la maison. Un Firs jeune et véloce, on n’y croit pas. Quand il s’allonge sur le sol parmi une neige de confettis blancs venant du dernier bal, de la dernière fête, on peut trouver l’image belle mais elle nous indiffère. La méthode (le mot est mal choisi) du tg STAN trouve là ses limites.
Les voix d’autrefois
On va retrouver Firs chez Chantal Morel, mais tout autrement. Pas de fenêtre, pas de stores, mais un double jeu de rideaux, des poulies, des projecteurs à vue. Le théâtre est toujours aux premières loges chez Chantal Morel. En scène, trois acteurs (deux actrices et un acteur) qui, chacun à sa façon, et ensemble, vont traverser La Cerisaie, un voyage intérieur autant qu’antérieur. Pas toute la pièce, ce qu’il leur en reste, les rôles qu’ils ont envie d’approcher, de caresser, de cajoler. Ils nous mettent en contact avec une très belle vibration tchekhovienne.
Chacun entraîne, dans son sillage, une nuée d’échos portés par un vent de la mémoire, des bouffées de brises légères venant par le fond du théâtre profiter des courants et des trous d’air ménagés par le décorateur et éclairagiste Sylvain Lubac. Ces voix lointaines d’acteurs pour la plupart disparus s’immiscent dans nos oreilles, réveillent les fantômes des mises en scène d’où elles viennent, signées Jean-Louis Barrault, Peter Brook, Giorgio Strehler et quelques autres.
Par honnêteté, Chantal Morel présente son spectacle comme un « chantier » d’après La Cerisaie sous le titre Ils ne sont pas encore tous là… Une tournure qui rappelle une réplique au début de La Mouette quand Treplev convie sa mère et ses proches au spectacle qu’il vient de monter dans le jardin donnant sur le lac.
Une passe de trois
Marie Payen est Lioubov, l’actrice a l’art de rire et pleurer dans la même phrase. Elle est aussi Ania, la fille de Lioubov, celle qui était partie la retrouver à Paris, celle qui admire sa mère, celle qui voudrait à la fin s’occuper d’elle en se jurant de travailler, mais sa mère fuit une nouvelle fois, elle repartira à Paris, seule cette fois, sans sa fille qui peine à devenir adulte.
Nicolas Struve est à la fois Lopakhine qui va acheter le domaine, personnage dont il fait joliment un être souffrant plus que triomphant, Gaev le frère de Lioubov qui aurait pu administrer le domaine si sa sœur aînée n’avait pas tout dépensé, et enfin Trofimov, l’éternel étudiant, le beau phraseur qui a parfois des éclairs de lucidité, celui qui séduit Ania par ses belles phrases, comme celle-ci tenant lieu d’exergue au spectacle des tg STAN : « Si vous avez les clefs de la propriété, alors jetez-les dans le puits et partez. Soyez libre comme l’air. »
Line Wiblé est Douniacha, la bonne de la maison, Varia, la fille adoptive de Lioubov, amoureuse de Lopakhine. Ce dernier n’est pas insensible à cet amour, il est à deux doigts de le partager, mais au moment de passer à l’acte, d’étreindre Varia, il lui parle du ciel bleu, du froid car il fait -3°C, et Varia lui parle du thermomètre qui est cassé. Vont-ils en finir de leurs détours ? On appelle Lopakhine du dehors, il se précipite pour sortir. Toutes les interprétations de ce geste sont possibles, mais le fait est qu’il sort parce qu’on l’appelle. Et si on ne l’avait pas appelé ? Trop tard, c’est fini.
Le théâtre du pantalon
Alors l’actrice tourne la tête, puis le corps, s’éloigne et bientôt se tourne une nouvelle fois vers nous. Elle relève une fois de plus le devant de sa robe en le roulant méthodiquement et, derrière ce théâtre miniature, apparaît un pantalon. On remonte vers son visage, ce n’est plus le même, il s’est un peu tordu, les épaules se sont légèrement désaxées, elle marche et son pas est lourd : elle est Firs. Ce n’est pas la première fois qu’elle passe ainsi d’un rôle à l’autre, c’est la dernière, on approche de la fin.
Tout le monde est parti, tout le monde croit que le vieux Firs a été emmené à l’hôpital du district pour y finir ses jours, mais non, il est là, seul dans la maison vide, seul dans le théâtre déserté. Firs se perd dans le jeu des rideaux, erre, disparaît, se parlant à lui-même, répétant le mot « rien ». Alors du fond du théâtre les voix d’autrefois qui nous étaient venues par brèves effluves, deviennent un bruissement et se mêlent à la voix de l’actrice, l’épaulent, susurrent le texte de Firs avec elle. On reconnaît les voix de vieux Firs disparus, comme celui de Jean-Paul Roussillon (c’est pour lui qu’Alain Françon avait monté la pièce). C’est bouleversant.
Dans les deux spectacles, la langue russe apparaît, ici et là, par bouffées. Elle aussi est insaisissable, alors les acteurs lui font la bise.
Ils ne sont pas encore tous là..., d’après La Cerisaie, mise en scène Chantal Morel, Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, du mar au sam 20h, dim 15h, les samedi 21 nov et 5 déc à 15h et 20h, jusqu’au 6 décembre.
La Cerisaie par le tg STAN, au Théâtre de la Colline, mar 19h30, mer au sam 20h30, dim 15h30, du 2 au 20 décembre.