« Dans la maison, il fait toujours nuit. » C’est la première phrase du texte La Maison ; une prose, « poétique peut-être », dit l’auteur, « qui n’a pas été écrite pour le théâtre ». Julien Gaillard est un veilleur de nuit. Passé le jour, les ombres n’ont plus besoin de jouer des coudes dans ses écrits, elles sont chez elles, veillent au grain, elles dorment peu. « J’attends. Que la fumée des camions retombe sur la route. Que la nuit vienne », dit Nita dans la pièce éponyme. L’étrange « créature » d’une autre pièce, Loin du naufrage, sort la nuit pour ne pas être vue. Le vent est l’ami de la nuit et l’ombre l’« amie du vent », écrit Gaillard.
« Un lieu, comme une faille »
Ok, mais qu’est-ce que vous entendez par « écriture saule » dans le titre, cela ne serait pas encore une faute de frappe, par hasard ? Vous ne vouliez pas écrire « seule » ou « soul », voire « saoul » non ? On aurait pu, mais attendez un peu.
Dans La Maison comme dans ses autres textes, la ville est loin. Seule la télévision, parfois, nous y emmène. L’écriture de Julien Gaillard se passe à la campagne, dans des zones intermédiaires, des landes incertaines. On y voit et on y entend surtout des oiseaux, des animaux : la buse et le jaguar dans La Maison, le cri des mésanges dans Nita. Cette dernière pièce s’articule autour d’un personnage de jeune femme ou plutôt d’une figure qui ne cesse de vouloir fuir et de deux autres femmes, plus âgées, semble-t-il, et d’autres femmes encore, enfermées dans une maison insituable. Après avoir été enlevées ou faites prisonnières, les voici dépouillées, à la merci des hommes armés. Nita veut fuir.
Dans Loin du naufrage, les pensionnaires (asile de fous, maison de correction ?) sont enfermés dans des dortoirs, des réfectoires. Là encore l’enfermement engrosse le désir de fuite. Trouver « un lieu, comme une faille », dit la Jeune femme, un « lieu sans lieu où nos nudités ne seront la proie de rien », dit le Jeune homme. Et renchérit la Petite fille : « une nuit – la nuit de mes six ans – je me suis enfuie, et j’ai rejoint la forêt. Allongée dans une prairie, j’ai dormi sous le ciel et ses constellations changeantes. Au réveil, une louve me léchait le front. Une violette a poussé dans ma bouche. » Nita en écho : « Il n’y aurait qu’un pas à faire. Et puis rien, derrière les palissades. Que courir, avancer, poser dans la terre un pas plus profond, toujours. Une empreinte. Sur les ossements passés et le feu. »
« Quelque chose est là »
Sylvain, Clément et le troisième frère qui est le narrateur de La Maison et dont on apprendra qu’il se prénomme Julien comme l’auteur (rien d’autobiographique, assure ce dernier) sont dans la maison familiale (les parents seront furtivement évoqués) à l’écoute des bruits du dehors, du vent, du bruissement des pas. C’est une pièce à l’affût de l’enfance. Après les jeux de la nuit, c’est le matin, la brume s’est levée, on ne voit rien. « Mais, moi, je devine : je sais que vous êtes là », dit l’un des frères. Le « vous » ouvre le sens qui, chez Gaillard, nous jette aux yeux de la poudre d’escampette. Qui désigne-t-il ? Les deux autres frères ? Non. Le saule ? Non et oui, on y viendra.
« Ça frappe. Dehors, quelque chose ou quelqu’un qui frappe. Un volet qui bat dans le vent ? » Ou bien est-ce la petite fille dont il va être question ? ou encore « l’homme-jaguar » dont les frères guettent l’apparition ? Gaillard écrit en labourant une terre de mots friables dans un champ qui est chant où volettent des feuilles mortes (des écritures mortes aussi bien). Ou bien est-ce une buse ou bien...? « Quelque chose approche. Quelque chose est là, qui, bientôt, s’abattra sur nous », est-il dit un peu plus loin. La fin de l’enfance ?
Dans Nita, les trois femmes sont comme des sœurs, Nita, Mina et Sonia, aux identités et noms interchangeables, une seule peut-être qui joue avec les trois prénoms, trois facettes d’elle-même comme Julien et ses deux frères : « avec le couteau de cuisine, nous partageons le bleu de nos yeux. Nous le partageons en trois. » Nita, la nuit, entend les pas d’une vieille femme dans une cour à laquelle elle n’a pas accès et qu’elle ne peut pas voir. « Elle vient chercher, mais quoi ? » Faute de l’avoir vue, c’est contre elle-même que Nita retournera la question. Julien Gaillard cuisine l’enchevêtrement des sentiments et des identités.
Chaque texte induit le voyage, la séparation. Pour partir, il suffit de fermer les yeux. C’est le début des disparitions. Quand Julien se retrouve seul, « c’est fini », derniers mots de La Maison. Et dernière réplique de Nita : « ça s’éteint maintenant. (Regardez). Je m’arrête là », dit Sonia.
« A lire Julien Gaillard, on se demande jusqu’où faire chanter la parole », se demande Eloi Recoing, grand traducteur et directeur de l’Institut international de la marionnette, en préfaçant Loin du naufrage sous-titré « triptyque pour figures en papier ». C’est une vraie question et il est délicat d’y répondre.
Le saule et la barque
Le metteur en scène de La Maison , Simon Delétang (directeur du Théâtre du Peuple à Bussang) a cru bien faire en mettant sur le plateau un dispositif scénique passablement laid, lourd et contraignant pour les acteurs, une sorte d’arbre surmonté d’une barque. Un saule ? On y est presque. Cela rappelle les photos de ces bateaux qui se retrouvent juchés en haut d’un arbre après une tempête, par ailleurs, on peut penser que cette barque a été empruntée au film La Nuit du chasseur, sans doute une œuvre chère à l’auteur de La Maison.
Julien Gaillard est l’un des trois acteurs, il est excellent. A ses côtés, le plus jeune, Rémi Fortin, et le plus vieux, Frédéric Leidgens. L’un piaille nerveusement, l’autre est ailleurs. Empêtrés dans ce dispositif et mal dirigés, les acteurs ne peuvent pas grand-chose, de plus la trop grande différence des registres que le metteur en scène leur impose les prive d’une nécessaire unité plurielle. Dans cette cacophonie, le charme maléfique du texte a vite fait de se noyer. L’auteur en est partiellement responsable puisqu’il cosigne la dramaturgie avec le metteur en scène, donnant raison à l’adage selon lequel les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés. Il y a maldonne. Et c’est dommage. Car La Maison est un texte magnifique.
En dirigeant avec finesse Julien Gaillard, Rémi Fortin et Ivan Cori, en établissant une subtile répartition du texte accompagnée par un efficace travail de bruitage, Laure Egoroff, pour l’atelier de création de France Culture, avait réalisé une version radiophonique remarquable de La Maison (écoutez ici), réitérant la réussite qui avait été celle de son travail sur Nita sous le titre Seule(s) (écoutez ici).
Laissons le dernier mot à l’auteur, c’est là que l’écriture saule nous attend. Julien Gaillard aime parler des arbres, en particulier des saules, que l’on retrouve dans plusieurs de ses textes. Pourquoi les saules ? Il y répond entre deux parenthèses dans La Maison : « ( Les saules ? Peut-être des frênes ; mais j’aime ce mot, saule. Tout arbre, si je l’aime, a le droit d’être un saule. Sauf le noyer, car, lui, son essence est incorruptible. Le noyer, c’est l’arbre roi des Terres Froides.) »
Théâtre de la Colline, mar 19h, du mer au sam 20h, dim 16h, jusqu’au 11 février.
Les pièces Nita et Loin du naufrage sont publiées aux éditions Quartett, avec d’autres textes, la version actuelle de La Maison attend de l’être.