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Au début d’un spectacle, on « fait » le noir. On le fait donc, là comme ailleurs. Mais il dure, ce noir, devient de plus en plus prégnant, profond. Il envahit tout l’espace de la salle, de la scène, déploie l’empire de son obscurité. Et quand il atteint l’ébène de sa nuit, une voix nous atteint. Une voix de rescapée. Faible, enfantine, presque. Tapie, là-bas, au fond.
L’enfant du placard
Infime, la voix. Féminine. Presque vacillante mais volontaire tout de même, battante. Elle nous parle d’un placard. Où celle qui l’avait portée dans son ventre et l’homme qui la portait parfois l’ont laissée. Abandonnée quand elle avait deux ans. « Pour me rappeler le placard, il suffit que je frotte dessous mes griffes rondes, aux cicatrices roses des phalanges raccourcies. Alors je revois deux mains folles, en train de supplier le bois, le fouiller jusqu’à l’os. Avec le corps pendu derrière, comme un petit chiffon », dit la voix.
C’est là, dans le placard, dénuée de tout, de nourriture, de mots, de parures, qu’elle est devenue animale. C’est là que la grosse chatte l’a pour ainsi dire reconnue. Une chatte « de race tellement farouche que jamais l’homme ne la voit ». Elle est venue dans le placard accoucher de petits chatons morts-nés. L’enfant a tété ses tétons. Et puis elle a mangé les chatons. « Ils avaient la chair fade, les os mous. Mais comment j’aurais pu survivre sans ces viandes à mâcher ? » Elles se sont réchauffées l’une à l’autre. La grosse et le petiote. C’est ainsi qu’elle est devenue la bête.
Du noir ont jailli de brèves saillies de lumière comme des halos volés à la nuit. Des bouffées de lueurs.Une silhouette sombre apparaît furtivement, c'est elle, la bête, toute noire hormis le minois et les extrémités. Comme jetée hors de l’ombre. A l’affût. Reptile. Feu follet. Elle porte une robe informe couleur écorce de ces vieux chênes cicatrisés d’intempéries ancestrales. Ses pieds et ses mains sont nus, ses cheveux deviendront de plus en plus longs.
Des images passent, rappelées au parloir de la rétine mémorielle : sorcière des contes, souillon des romans, fille aux cheveux blancs de la chanson. La voix les balaie d’un coup de griffe. La voix tutoie les ronces, les racines, les feuilles empoissées. Elle couche avec le silence habité de la forêt. Elle nous happe, nous lape. Nous serre le kiki. Autour d’elle, ça gronde de sons, ça grogne du ciel. Remugle à frissons. « J’ai eu cette voix-là pendant cinq ans, dans mon dedans. A en oublier les hommes », dit-elle, là-bas, plus tout à fait au fond, plus près maintenant. Nous apprivoisant peut-être. Et le noir qui remet ça.
Une solitude peuplée
C’est ainsi que commence Je suis la bête. Les mots (texte et adaptation) sont signés Anne Sibran. Le corps, la voix et la mise en scène sont de Julie Delille qui après avoir lu Je suis la bête (Gallimard, collection Haute enfance) s’est emparée de ce récit extraordinaire dans tous les sens du mot. La scénographie, le costume et le « regard extérieur » sont de Chantal de La Coste. Les lumières sont signées Elsa Revol, la création sonore Antoine Richard. Chacun a sa part de réussite dans ce spectacle hors norme, hors catégorie qui va chercher le théâtre dans son étoilement pour y atteindre et conjuguer des tréfonds d’une rare intensité.
Julie Delille, jeune actrice sortie de l’école de Saint-Etienne, est à l’initiative, à la manœuvre et à la proue de Je suis la bête mais dire qu’elle est seule en scène serait une hérésie. Le spectacle vient d’être créé sur la vaste scène de l’Equinoxe à Châteauroux ; saluons au passage son directeur, François Claude, qui s’est engagé à fond dans ce spectacle, le premier de Julie Delille et de sa compagnie le Théâtre des Trois Parques, allant jusqu’à nommer l’actrice d’emblée comme artiste associée. Dire que Je suis la bête pourrait se donner sur une toute petite scène puisqu’il n’y a apparemment qu’une actrice en scène, serait d’une abyssale bêtise.
C’est au contraire un spectacle total qui a besoin d’espace pour respirer et nous aspirer, qui étaie sa force dans l’orchestration et la modulation de ses éléments à commencer par le foisonnement de la voix qui nous assaille, nous broute les oreilles, les yeux et l’épiderme de bien des façons. En regard du théâtre magnifiquement extrême qu’est le premier spectacle de Julie Delille, osons mentionner les derniers spectacles de notre dernier grand maître, Claude Régy. Cela n’a rien à voir bien sûr, mais le degré d’exigence de Julie Delille et de ses collaborateurs visent de semblables sphères.
La bête grandit à quatre pattes dans la forêt, allant comme les animaux. Après avoir été encerclée par une horde de blaireaux, couturée de plaies ouvertes, elle arrive devant une « boîte », une ruche bourdonnante d’abeilles. « Alors elles sortent un peu. Puis d’autres encore. Enfin toutes en même temps. Elles me couvrent. Serrées au fond de chaque morsure. Dans toutes mes viandes arrachées. Ça fait un bourdonnement qui me berce, me console, avec parfois des explosions d’étoiles. Jusqu’à ce moment où je m’endors enfin. Parce que je n’ai plus froid. » Moment d’une envolée lyrique où lumière, musique, voix, corps, espace avancent de front dans l’enchantement.
Un manteau d’abeilles
Alors qu’elle est couchée sous son « manteau d’abeilles », une fumée fait que les abeilles s’envolent. Cette fumée vient d’une « bête blanche » et elle voit, loin derrière un grillage masquant le visage, « au bout des yeux : un regard d’homme ». Elle se retrouve enfermée dans « la maison du placard » dont elle reconnaît l’odeur.
Elle, si peuplée de la forêt, se retrouve seule. « Ce chagrin dura plus de deux ans. Un goût de foie d’oiseau », dit sa voix off, une voix de l’après. Elle apprend à se « défaire » de tout ce que la forêt lui a donné. « L’homme des abeilles », dans un grand livre, lui apprend « le père ocieux ». « Il fallait nettoyer ma parole. Elle avait trop traîné sur la terre noire de la forêt. »
Le spectacle d’un mouvement continu, approche de sa fin. Le récit d’Anne Sibran, lui, se poursuit. L’homme a un nom, Limaille, et puis voici Joachim et une vieille femme, Doussi. C’est Doussi qui lui donnera le nom de Méline, « un nom entre le chat et la fille qui lui convenait parfaitement ». La nuit, elle va chercher de la viande dans la forêt ; le jour, elle retrouve le monde des hommes. « J’ai maintenant la parole assez longue pour abouter ensemble la fille avec la bête, le jour avec la nuit. Ça me fait une bouche immense où tient toute la forêt. »
C’est dans la forêt que le livre et le spectacle se retrouvent dans un commun épilogue. Le noir retrouve sa profondeur, terreau des vœux. La fille voit la forêt avancer, puis courir, escortée par les oiseaux et suivie par les bêtes... L’actrice fait entendre le silence. Méline, là-bas, au fond, s’efface, se fond, disparaît. Et c’est fini.
Vacillement des certitudes, des catégories, des frontières, des genres, des langues, Je suis la bête est une forêt où remue notre sauvagerie.
Après sa création à l’Equinoxe de Châteauroux il y a trois saisons , ce spectacle exceptionnel est exceptionnellement repris s à la MC93 de Bobigny les 23 à 34 mars à 19h30, le vend 25 à 14h30,le same 26 à 18h30 et le dim 27 à 16h30. En parallème avec "Seul ce qui brûle" au TGP.
Le récit d’Anne Sibran Je suis la bête est paru chez Gallimard, dans la collection Haute enfance ; dans la même collection, Anne Sibran a publié Enfance d’un chaman.