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Billet de blog 18 mars 2017

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Marie Rémond irradie « Soudain l’été dernier » à l’Odéon-Théâtre de l’Europe

Stéphane Braunschweig, le nouveau directeur du Théâtre de l’Europe, est allé outre-Atlantique choisir une pièce quelque peu datée de Tennessee Williams pour inaugurer son mandat. L’actrice Marie Rémond donne à l’héroïne de la pièce, une femme que l’on dit folle, une telle force qu’elle réveille un spectacle jusqu’alors un peu plan-plan.

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Scène de "Soudain l'été dernier" © Thierry Depagne

Depuis le début de la pièce, on parle d’elle dont chacun dit craindre la parole ; on se demande à quoi elle ressemble, on ne sait d’elle que son prénom, Catherine, et on se doute bien qu’elle n’est pas une sainte. Il y a d’abord sa tante, la redoutable et richissime Mrs Venable qui paie l’internement de sa nièce. La jeune Catherine est enfermée dans un hôpital psychiatrique depuis la mort à quarante ans de Sébastien, le fils de sa tante – un poète, proclame-t-elle en brandissant le mince volume de ses œuvres complètes (très mince puisqu’il n’écrivait qu’un poème par an en été) –, une mort violente dont Catherine a été témoin.

Il y a là Mrs Holly, la mère de Catherine, et le frère de cette dernière, financièrement dépendant de la tante et dont la survie dépend de ce que dira Catherine des circonstances du décès. Car ce qu’elle a dit aux policiers après la découverte du corps est tellement insensé et impossible aux yeux de sa tante, que celle-ci, avec l’assentiment de la mère de Catherine, l’a fait enfermer comme folle à la clinique Saint-Mary. Ils ne se sont pas revus depuis.

La lobotomie et après

Tennessee Williams, en bon dramaturge, sait alimenter l’attente. Dans ce huis clos étouffant qu’est Soudain l’été dernier, il introduit une sorte de confident des temps modernes, un psy made in USA doublé d’un businessman : si Catherine dit ce qu’il faut qu’elle dise, les recherches du docteur sur une exploration du cerveau qui jetterait aux oubliettes la terrifiante lobotomie seront financées grassement par la riche Mrs Venable, une femme qui pense que tout être est vénal, que tout s’achète, même la vérité. Tous ces personnages ont intérêt à ce que Catherine donne une version présentable de la mort du dénommé Sébastien. Sa mère pour entretenir le mythe du poète génial dans lequel elle a enfermé son fils et s’est enfermée. Les autres pour le pognon.

Le seul personnage qui intéresse vraiment Tennessee Williams, c’est Catherine, c’est-à-dire une figure de sa sœur aînée Rose qu’il ne se pardonne pas d’avoir laissée être lobotomisée. Rose hante son théâtre dès la première et magnifique pièce La Maison de verre. Elle est le « double négatif et tragique de l’écrivain, sœur adorée, déclarée schizophrène, internée et lobotomisée », écrit Christophe Pellet dans un récent petit livre exquis (Le Théâtre de Tennessee Williams, éditions Ides et Calendes). Sortie de l’asile pour l’occasion, Catherine apparaît enfin.

Jusqu’alors, la pièce se traînait un peu. Catherine, c’est Marie Rémond. Son arrivée va tout bouleverser.

A commencer par la scénographie. L’auteur situe l’action dans un lieu unique dominé par un « jardin exotique qui ressemble plus à une jungle tropicale ou à une forêt, à l’époque préhistorique des fougères géantes où les êtres avaient des nageoires qui se transformaient en pattes et des écailles qui se transformaient en peau ». Pas simple. La nature a toujours donné des maux de tête aux décorateurs de théâtre ou scénographes. Stéphane Braunschweig qui signe la mise en scène est aussi l’auteur du décor, qui tente vainement de reproduire la vision de Tennessee Williams. On se croirait à Disneyland et on attend que surgisse de derrière les grandes palmes un animal préhistorique. Mais c’est Catherine qui apparaît. Et par bonheur, la forêt de lianes qui ressemblent à de longues saucisses monte d’un seul coup dans les cintres.

Une femme incontrôlable

Place à Catherine, donc. Place à Marie Rémond, prodigieuse actrice. Tout le monde la guette, nous spectateurs et eux sur scène. Elle bouge tout le temps ; même quand elle s’assoit, un bout de son corps a la bougeotte. Son phrasé, par bouffées saccadées, s’accorde à son corps agité, exactement sur le qui-vive. L’actrice fait de son personnage une bête à la fois apeurée et effrontée, son cou a des affolements de biche entendant la meute qui se rapproche mais, quand elle fume, elle fait montre de coups de menton à la Gavroche. Catherine apparaît à la fois fragile et détruite – elle l’est, l’asile s’est occupé de cela –, mais aussi soudain invulnérable. Bref : incontrôlable.

Sa tante sent que la situation lui échappe, elle tente diverses parades interrompues par le psy qui, oubliant un instant le pognon, regarde la bête en savant curieux. Catherine est barrée, non dans le souvenir mais dans des visions, comme ces survivants qui décrivent les horreurs d’une guerre fratricide par flashs discontinus. La vérité, sa vérité jaillit de ces visions. Est-elle folle ? Dit-elle vrai ? A-t-elle vraiment vu ce qu’elle dit avoir vu : le corps de Sébastien déchiqueté par des enfants nus dans un pays exotique ? L’actrice comme l’auteur ne ferme pas tout à fait le sens.

De Rose à Catherine

Ce que l’on sait en revanche, Catherine l’a dit auparavant, c’est ce que la tante a toujours voulu taire : Sébastien, le poète, aimait les garçons et utilisait sa tante puis Catherine pour racoler. L’homosexualité de Tennessee Williams dialogue avec sa sœur lobotomisée. Christophe Pellet cite une page du Journal intime du dramaturge (Notebooks, non traduit) où il rêve de sa sœur : « J’étais debout, nu, dans une pièce, j’entendis des pas. Je me précipitais dans le lit pour me couvrir. Je m’aperçus que c’était le lit de ma sœur. Elle entra dans la pièce, me parla avec colère et arracha la couverture. Je luttais pour ne pas exposer ma nudité. Elle se détoura l’air fâché tandis que je me levais précipitamment du lit. Alors je me suis réveillé ».

Illustration 2
Autre scène de "Soudain l'été dernier" © Thierry Depagne

Pour construire son personnage, Marie Rémond dit avoir beaucoup lu La Cloche de détresse de Sylvia Plath où elle évoque son internement, les électrochocs. L’actrice a sans doute aussi lu sa poésie : « Mais où les yeux, les yeux, les yeux ? / Les miroirs tuent et parlent, ce sont des chambres d’épouvante / Où l’on ne peut qu’assister aux tortures. / Le visage exilé dans ce miroir est celui d’un mort. / Ne vous inquiétez pas des yeux – / Même blancs et fuyants, ce ne sont pas des mouchards » (Arbres d’hiver, traduction Françoise Morvan et Valérie Rouzeau, Poésie Gallimard).

Le théâtre de l’Europe ?

Citons les deux actrices qui, aux côtés de Marie Rémond, portent le spectacle. Virginie Colemyn donne au personnage de Mrs Holly une drôlerie inquiète, et Luce Mouchel, plus prévisible mais juste, assure celui de Mrs Venable. Dans le sillage de Marie Rémond, elles sortent le spectacle d’un train de sénateur besogneux et appliqué qui est l’habituel apanage des mises en scène de Stéphane Braunschweig.

Après le Théâtre national de Strasbourg et le Théâtre de la Colline, le voici donc à la tête de l’Odéon-Théâtre de l’Europe inauguré naguère par Giorgio Strehler. Ce dernier se faisait une très haute idée de sa mission et de l’Europe. C’est lui qui, en 1983, avait soumis à Jack Lang, alors ministre de la Culture, son idée d’un théâtre de l’Europe – idée vite acceptée et concrétisée – pour accueillir ou coproduire à l’Odéon des spectacles venus de toute l’Europe, et affirmer « l’identité culturelle des européens, une identité multiple, complexe, contradictoire et qui pourtant est reconnaissable comme le fil rouge qui tramerait notre histoire ».

Des années durant l’Odéon fut vraiment le théâtre de l’Europe et nous offrit de découvrir bien des aventures artistiques européennes dès la première saison. Les successeurs de Strehler surent tenir la barre avec plus ou moins de bonheur. On se demande ce qu’il reste de cette idée initiale quand on voit le directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe choisir comme première mise en scène de son mandat une pièce quelque peu datée d’un dramaturge américain. A l’heure où l’Europe est traversée de bourrasques persistantes, où la Pologne, la Hongrie et la Turquie flirtent avec des régimes dictatoriaux en prenant Poutine comme modèle, n’y a-t-il pas mieux à faire ?

Odéon-Théâtre de l’Europe, jusqu’au 14 avril ;

Théâtre du Gymanse, Marseille, du 25 au 29 avril ;

Piccolo Teatro de Milan, du 11 au 14 mai.

Soudain l’été dernier est donné dans une nouvelle traduction de Jean-Michel Desprats et Marie-Claire Pasquier, parue avec un dossier sur le spectacle dans L’Avant-Scène théâtre, n°1421.

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